Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/109

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rabbins en voyage, des garçons fraters, de simples courtauds velus, ni quoi, ni quoi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que notre siècle efféminé se pare avec une singulière affectation des insignes de la virilité, et que si jamais on ne rencontra tant d’âmes énervées, d’un autre côté jamais on ne vit en compensation tant de moustaches scythes et tartares, tant de barbes de charpentier, tant de visages enfouis dans des fourrures du dernier septentrional.

Parmi tout ce monde, nous remarquons une bande de jeunes touristes à havre-sac qui paraissent être, comme nous, au début de leur voyage. C’est un détachement de l’Institut d’Oullins, près de Lyon. Dans une de leurs excursions précédentes, ces jeunes gens et leurs directeurs, MM. Chaîne et Dauphin, ont fait connaissance à l’hospice du grand Saint-Bernard avec quelques-unes de nos épopées annuelles, et cette circonstance facilite l’amical échange de propos, de récits et de renseignements qui ne tarde pas à s’établir entre les chefs des deux caravanes. Il résulte de l’entretien que cette caravane-là, hormis qu’elle se lance dans des excursions plus considérables que les nôtres, vit, se comporte, se tient en gaieté par des procédés de tout point identiques à ceux que nous pratiquons nous-mêmes : grandes marches, deux repas sans plus, hôtellerie quelconque, repos gagné, appétit conquis, plaisir acheté, et rien pour rien. En vérité, rien ne serait plus aisé ni plus agréable sans doute que de fondre en une seule deux troupes qui se trouvent avoir une si parfaite conformité de goûts et d’habitudes ; par malheur, tandis que nous tendons aux montagnes, ces messieurs se dirigent sur Rome ; et, par un plus grand malheur encore, tandis que nous ne demanderions pas mieux que de les y suivre, la bourse commune refuse nettement de nous y accompagner.

Insensiblement le professeur nous quitte, le Français rousset s’en va, les barbus diminuent de nombre, les vieilles demoiselles se passent l’une à l’autre une longue jumelle qui, braquée tantôt sur Meillerie, tantôt sur le Châtelard, barre le passage et empêche de promener ; mais, en compensation, un monsieur aussi sourd qu’il est peu muet se fait notre ami intime, et a l’obligeance de nous instruire à fond de tout ce qu’il juge devoir nous intéresser : à savoir, les constructions qui se sont faites l’an dernier tant à Pully qu’à Cully, le coût exact des réparations de route, et toute la statistique herbagère des Ormonds dessus et dessous. Impossible, vu l’avantage que ce monsieur a sur nous, que nous lui rendions la pareille, en sorte qu’il passe son temps fort agréablement.