Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/125

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Il est bien vrai aussi que la marche, lorsqu’un des jambes est obligée de traîner l’autre, est une sorte d’allure physiquement bien imparfaite et moralement très-morne pour qui se dispose à faire à pied le tour du mont Blanc et une visite au mont Rose. À moins pourtant, à moins que l’exercice, que la montagne surtout, que cet assouplissement délectable qui résulte de la diversité des pentes, des terrains, des sentiers, cette élasticité alpine que développent l’approche du glacier et la vue des rhododendrons, ne viennent rendre aux membres perclus la santé et la vigueur. That is the question, et M. Töpffer y songe assez sombrement, sans pouvoir la résoudre encore. En attendant, une scierie, mieux encore que tout autre spectacle, s’assortit à ses pensers.

Nous arrivons de jour à Martigny, où chaque amateur, après avoir disposé de sa canne, s’achète une pique. Canne ? pique ? that is encore the question. Selon nous, pour le petit particulier de quinze ans, la canne est préférable ; pour le particulier de quarante ans, la pique vaut mieux. Histoire de jarret, au surplus. Quand la rotule est jeune et que le touriste en est encore à préférer les descentes aux montées parce qu’il trouve son compte à s’y lancer à la course, la pique n’est qu’un embarras. Quand, au contraire, la rotule est arrivée à l’âge de discrétion, et que le touriste en est à ne plus lancer sa personne à l’aventure, la pique alors est souveraine. Elle tâtonne, elle assure, elle retient, le tout sans que le buste ait seulement à se pencher en avant, ni le bras à changer de hauteur : le poignet, en serrant, en desserrant, fait toute la manœuvre, et c’est alors comme trois jarrets au lieu de deux. En outre, dans les passages un peu croustilleux, la pique est de très-bon secours, si elle est bonne toutefois, chose rare. En effet, toute pique qui n’est pas faite d’un jeune arbre coupé tout exprès, mais au contraire d’une pièce prise dans le bois d’un gros tronc, n’est qu’un étai trompeur qui se brisera juste au moment où vous aurez compté sur lui, comme font les amis pris au hasard sur le gros tas, ou encore comme fait le meilleur des escabeaux, si d’ailleurs il a le pied grêle ou la jambe mal emboîtée.

Martigny est un point central où s’entre-croisent les routes du col de Balme, du Saint-Bernard et du Simplon ; aussi est-il rare qu’on y passe quelques heures sans découvrir quelque nouvelle espèce de touriste. Pendant qu’assis sous le porche ou flânant sur le seuil de l’auberge nous attendons l’heure du souper, voici venir à la file le touriste trapu, le touriste chevelu, le touriste dévalisé, d’autres encore. Le touriste trapu est simplement une large carrure qui voyage portée sur deux jambes