Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/172

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vous pouvez vous y lancer à grandissimes bonds sans crainte ni de chute, ni de heurt, ni d’entorse, et c’est un plaisir du ciel. Il est si rare de faire quatre lieues à l’heure ! si rare de s’imaginer, soi père de famille, qu’on vole comme un simple étourneau ! Mais, de bonds en bonds, voici que nous arrivons à un couloir de très-malsaine apparence, et Jean Payod de crier halte de toutes ses forces. L’on fait halte et l’on coupe sur la gauche : autre système. De ce côté-là, de gros quartiers de rochers détachés des hauteurs bondissent à qui mieux mieux : c’est très-beau, mais malsain tout autant. Alors M. Töpffer braque sa lunette sur l’endroit d’où ces rocs paraissent se détacher, et l’on y découvre un chasseur de marmottes qui n’a voulu que se faire apercevoir, tout en nous procurant l’amusement du spectacle. Cet homme noir, barbu, sauvage, babillé d’une culotte et d’un bout de ficelle, forme y compris les deux aigles, les trois seuls particuliers que nous ayons rencontrés depuis Nant-Bourant. Pendant qu’il continue son jeu, nous retrouvons le sentier, et déjà les plus lestes, parvenus aux pâturages, y courent éparpillés, tandis que les plus philosophes se sont arrêtés devant un rocher à fleur de terre sur lequel est grossièrement gravé en lettres onciales le nom d’Alisi Penay.

Alisi Penay, votre souvenir passera à la postérité ; et, plus heureux que ces pharaons dont le cartouche, tracé en caractères hiéroglyphiques sur le jaspe de la chaîne libyque, défie l’inutile sagacité des plus doctes Champollions, votre nom, aussi clair que l’alphabet, impérissable comme lui, traversera les siècles et voguera sur les âges ! Mais encore, qui est Alisi Penay ? Nous n’en savons, on n’en sait absolument rien. Quelque maçon peut-être, qui, s’en retournant au pays, aura employé les loisirs d’une halte et la pointe de son ciseau à se sculpter une durable immortalité, ainsi que les écoliers, de la pointe de leur couteau, se gravent sur les pupitres de classe ou sur les bancs des promenades une notoriété éphémère…

Ce qu’il y a de certain, c’est que, du plus au moins, tout homme ressent ce mystérieux instinct qui a guidé le ciseau d’Alisi Penay, celui de s’inscrire en quelque endroit, celui d’attacher quelque part la marque de son passage sur la terre ; et, à notre avis, ce n’est pas tant là une des mille formes de la vanité humaine, comme c’est le naturel essor d’une des secrètes aspirations de l’âme, de sa soif de vie et de durée, de son horreur de l’oubli et du néant. Aussi sommes-nous disposés à voir dans le voyageur qui charbonne son nom sur les parois d’une grotte écartée, non pas tant un sot, non pas même un vaniteux qui se propose la risible satis-