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trouverons à quatre lieues de Cormayeur, au pied du Ferret, les chalets de Bar, pour y manger notre épaule et pour y coucher sur le plancher des vaches, dans le cas où il serait devenu imprudent de tenter aujourd’hui le passage de la montagne.

L’Allée blanche, qui longe dans une étendue d’environ huit à neuf lieues la base du mont Blanc du côté de l’Italie, forme d’ailleurs deux versants opposés, dont le point de réunion est à Entrèves. Là les innombrables torrents qui descendent des glaciers échelonnés, d’une part, entre Entrèves et le col de la Seigne, d’autre part, entre Entrèves et le col Ferret, après s’être associés tumultueusement, tous ensemble se précipitent dans l’étroite et profonde gorge au fond de laquelle est assise, au milieu de fraîches prairies et de riants bosquets, la jolie bourgade de Cormayeur, et ils s’en vont y former la Doire. La Doire, c’est cette rivière qui baigne les murs d’Aoste, c’est cette onde qui serpente mollement au pied des tourelles d’Ivrée, qui dort au sein de la campagne de Turin… Comment la reconnaître à ces flots en fureur, à ces bouillons glacés, à ces gerbes folles qui fouettent les blocs de la rive ? ou plutôt est-il possible, quand on assiste ainsi au retentissant et formidable enfantement du fleuve, de ne pas le suivre par la pensée jusqu’à ces prairies lointaines, où il s’attarde paisiblement comme séduit, comme fasciné par les charmes d’un éclatant rivage et par les sérénités d’un ciel toujours radieux ? Mais à la fin le Pô est là, qui reçoit son onde, aussi sûrement que la terre reçoit nos os.

Tout ceci pour faire comprendre que, de Cormayeur, il faut, après avoir passé la Doire, en remonter la rive gauche jusqu’à Entrèves, si l’on veut se retrouver dans l’Allée blanche et pouvoir poursuivre sa route vers le Ferret. Du reste, ce joli nom d’Entrèves, c’est celui qu’on donne à quelques huttes éparses sur des îlots verdoyants formés par l’entre-croisement des eaux tout près de leur point de jonction ; le sentier n’y passe pas même, car les gens seuls de l’endroit savent le moyen de sortir de cet inextricable réseau de torrents, au centre duquel sont posées leurs habitations. Et pourtant, chose charmante, là, au pied des rocs, et cernés en quelque sorte par les glaces qui, de gauche, de droite, lancent jusque tout près d’eux leurs vastes contre-forts, ces montagnards ont des clôtures de haie vive, des bouquets d’arbres, et à deux pas, autour de Cormayeur, le frêne, le noyer, toutes les grâces de la plus élégante et de la plus riche végétation. C’est que nous sommes ici sur le revers italien ; c’est que ce beau soleil qui fait, deux lieues plus bas, mûrir la figue, la pêche et la