Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/187

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voyage sur le penchant des coteaux et dans les chaudes anfractuosités des rocs, leur lance au travers de l’étroite gorge quelques-uns de ses bienfaisants rayons. Ah ! que ne sommes-nous malingre juste de quoi être envoyé aux eaux de Cormayeur ! car nous ne nous figurons pas un séjour plus intéressant, plus varié d’impressions, de sites, de climats, tous à portée, tous sous la main. Un peintre aussi trouverait là, plus qu’en aucune autre localité des Alpes, de quoi s’en donner à cœur joie et d’arbres, et de torrents, et de prairies, et de glaces, et de détails agrestes, et de masses magnifiques. Il y en vient à la vérité, mais ce sont des colorieurs, des faiseurs de vues, des paysagistes marchands : quand ils ont mis bien patiemment le grand Jorasse sur leur petit carré de papier, ils le badigeonnent en indigo, ils l’encadrent en camboge, et ils s’en retournent rendre compte au bourgeois, qui trouve cela bien digne de la lithographie, et seulement trop bon pour le consommateur.

Mais voici que, pour être partie avant le forgeron, l’avant-garde croit s’apercevoir qu’elle fait fausse route. Halte ! crie-t-on ; et Simond Marc ouvre son itinéraire. L’itinéraire ne dit rien qui puisse nous tirer de là, mais il avertit qu’au delà du col Ferret, à l’endroit où l’on commence à redescendre, il y a un sentier en corniche qui est parfaitement mauvais et horriblement dangereux. Et allez ! Les itinéraires qui sont faits pour l’agrément des voyageurs ne pourraient-ils pas s’abstenir de tenir de semblables propos ? Taureaux hier, corniche aujourd’hui… En attendant, voici, tout là-bas, de l’autre côté de l’eau, une douzaine de fourmis qui vont leur petit train : c’est le forgeron, la mule, toute l’arrière-garde, et l’épaule. Vite nous rebroussons jusqu’au pont, pour de là poursuivre et atteindre.

Il y a avant les chalets de Bar deux endroits marqués sur la carte : le Pré sec, qui se trouve être un marécage où nous sommes bien obligés de tremper nos chaussures, et les chalets de Sagioan, trois ou quatre huttes et pas une âme ni dedans, ni dehors, ni ailleurs. Certes, quand depuis hier l’on n’a fait que regarder la carte, et que l’on s’y est rassuré en voyant dans ces noms propres des signes d’habitation et des indices de race humaine, il faut un moment pour se faire à tant de solitude, à un si morne silence. Au surplus, dès avant le Pré sec, l’on a en vue le grand et le petit Ferret : c’est le grand que nous nous proposons de passer. Il est pour l’heure gai comme un manteau noir, riant comme un crêpe pendu au séchoir d’un teinturier. Aussi M. Töpffer prétend-il que nous bivouaquerons aux chalets ; mais Jean Payod et le forgeron, malgré la noirceur