Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/188

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du ciel, malgré des escadrons de nuées qui courent à l’envi le long des montagnes comme pour occuper d’avance toutes les positions, affirment que le temps est bon, parce que le vent a changé ; que dans tous les cas aucune tourmente n’est à craindre.

D’ailleurs cette partie de l’Allée blanche, moins intéressante que celle que nous avons parcourue hier, est moins sauvage aussi. C’est une sorte de pâturage montant, dont le sol parsemé de blocs n’est ni creusé par la formidable carène des glaciers, ni accidenté par ces agglomérations de morraines qui de loin présentent l’aspect de vagues se surmontant les unes les autres sous l’effort du vent. En effet, tandis que dans l’autre partie de l’Allée blanche les glaciers trouvent, pour arriver jusqu’au fond de la vallée, le lit continu de couloirs inclinés, ici, où la paroi des rochers est abrupte et sans fissure, ils s’arrêtent dans les hauteurs et s’y terminent en saillie qui surplombe, jusqu’à ce que le vent, la chaleur, la pluie, quelque pression d’en haut la fasse se détacher par quartiers, qui éclatent, qui se brisent, qui se réduisent en poudre avant d’atteindre à la plaine. Un seul glacier, tout à côté des chalets de Bar, s’y avance dans sa gloire, s’y déploie en éventail, et y vomit de sa gueule d’azur des flots bouillonnants. Que cette gueule ne paraisse à personne une image cherchée ; rien, en effet, ne rappelle plus naturellement quelque fabuleux dragon, une bête froide, tortueuse, rampante, un megalosaurus tout autrement colossal que celui de Cuvier, que ces glaciers si richement écaillés, qui, cramponnés au rocher, déploient lentement, mollement leurs croupes hérissées et leurs replis onduleux le long d’un couloir oblique, jusqu’à ce qu’atteignant enfin aux pelouses du pâturage, ils y soufflent de leur gueule immonde la stérilité, la dévastation et la mort.

Monstre magnifique, je te voudrais un chantre !… non pas un Delille, à la vérité, mais encore moins un Hugo : ce poëte à tout ce qu’il décrit ôte l’âme, pour n’en représenter que la forme pas même fidèle, que le coloris pas même vrai, mais éblouissant toujours, rien qu’éblouissant ; c’est un illustre colorieur, ce n’est pas un peintre… Je te voudrais un chantre vraiment épris, vraiment naïf, et qui, rempli du sentiment de ta majesté, craintif de ta mortelle atteinte, observateur de tes instincts, de tes mœurs, de tes ravages, et initié aussi aux traditions dont tu es l’objet dans la vallée, sût répandre dans ses églogues d’une sauvage nouveauté ce frisson qu’on éprouve à ton abord, ce charme qu’on goûte à te contempler, ces contrastes d’une si charmante vivacité entre ta brutale domination et les êtres faibles dont tu souffres ou tu protèges l’approche ;