Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/246

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devions y déjeuner sur l’herbette ; mais l’air est froid, l’herbette est mouillée, et, pendant que nous faisons halte sous le péristyle d’une petite chapelle, l’homme de confiance s’en est allé à la recherche de quelque abri hospitalier. Après dix minutes d’attente, nous le voyons qui accourt. « Arrivez ! crie-t-il de tout loin. Au premier Mayen, c’était clos, et personne. Au second, j’ai trouvé les dames de la Vallaz qui mettent la grande chambre à votre disposition… Ohe ! ga ! ga !… Sancre de saume, où donc est-elle ? » C’est le roussin qui pendant ces retards s’est pris à paître, et, de touffe en touffe, de régal en régal, il s’est perdu, notre déjeuner compris, dans les profondeurs du brouillard ! Grande est la consternation. L’homme de confiance jure, appelle, gambade ; les guides font une battue ; nous courons en tous sens… Rien ; cruchons, pâtés, volailles, tout est à paître dans quelque invisible asile.

Pais à ton aise, baudet ; roussin, profite des instants ; pauvre créature, devine l’intention des dieux : ce sont eux qui t’ont envoyé cette nuée tutélaire. Pour moi, je n’ai point hâte qu’on te retrouve, et volontiers je retarde mon déjeuner pour assurer le tien. Assez dure est ta destinée, assez rares sont tes fêtes ; et n’était que tu ne boudes jamais ces plaisirs que l’occasion met à ta portée, où sont ceux-là qu’on te ménage ? N’était que tu songes à toi dans ces courts moments où l’on t’oublie, sur qui pourrais-tu compter qui te revalût cette aubaine ? Va, joue du râtelier, de ces touffes tonds-moi le plus gras, régale-toi de ces succulents herbages, puisque aussi bien, innocent ou coupable, affamé ou repu, les taloches ne sauraient te manquer… Tout à coup voici deux silhouettes à l’horizon.