Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/264

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Anniviors, et il est décidé que l’expédition regagnera aujourd’hui la vallée du Rhône en suivant la rive droite de la Borgne. En attendant, et pendant que le conseil s’occupe des choses du déjeuner, nous avons regagné nos âtres, où, comme hier, des voisins viennent se chauffer avec nous et nous entretenir des affaires de l’endroit. En fait d’intérêts communaux, et à considérer Evolena et ses pacages comme la patrie véritable de ces montagnards, nous autres, citoyens des villes, nous sommes, en comparaison d’eux, bien ignorants de nos propres affaires, bien étrangers à nos propres circonstances. Tous ont une connaissance parfaite de leurs ressources publiques, des idées sur la façon de les administrer, une habituelle disposition à y réfléchir et à en deviser, et, chose caractéristique, ils trouvent infiniment plus de plaisir à nous entretenir sur ce sujet qu’à s’enquérir de ce qui nous concerne ou des choses du dehors que nous pourrions leur apprendre. L’on ne peut s’empêcher de reconnaître là un signe intéressant de l’émancipation réelle de ces gens, de l’existence au milieu d’eux d’une vie politique saine et forte, et enfin, ceci est étrange à dire, d’une supériorité de sens extrêmement marquée en fait d’administration, en fait de droits et de restrictions, en fait de liberté pratique et d’égalité réelle, sur ce qu’on peut attendre en ce genre de nos populations instruites pourtant, raisonneuses, et, ce dit-on, constamment éclairées par la presse.

Durant ces entretiens que rendaient si agréables le bien-être, la douce chaleur du foyer, et aussi le langage propre, expressif et coloré de ces bons montagnards, certains détails nous ont plus particulièrement intéressés, comme donnant une idée de leurs sujets de division et de causerie, de leur situation et de leurs mœurs. Ainsi les forêts, qui se trouvent être la meilleure partie de leurs richesses, sont sans administration ; et chaque communier s’y pourvoit à volonté, et de droit immémorial, d’autant de bois qu’il lui en faut pour construire sa cabane, pour faire ses clôtures, pour brûler à son foyer ; bien plus, si la commune n’était pas entourée de communes pareillement pourvues en bois de chauffage et en bois de construction, il lui serait également loisible de couper pour vendre. C’est ceci qui divise les esprits : les uns déplorant cette stérile dilapidation de ressources qu’on pourrait utiliser au moyen d’une administration bien entendue, et en améliorant le chemin qui conduit à la plaine ; les autres, au contraire, se défiant d’un changement qui abolirait leur antique droit de se pourvoir à leur gré dans la forêt, et qui, en détruisant cette franchise assurée à chacun, risquerait de n’aboutir qu’à troubler, au profit de ceux qui sont les plus fortunés déjà, l’équilibre de pauvreté où tous