Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en maroquin rouge, enfin les hommes d’armes, les prisonniers, le chœur des bûcherons et toute la file des figurants. Pendant que cette procession approche lentement, les diableteaux quittent sans cesse leur rang pour avancer, pour rebrousser, pour faire le vide en avant, en arrière, sur les ailes, partout où ils dirigent le bout de leurs baguettes et la diabolique horreur de leurs postures et de leurs grimaces. Mais à chaque fois que, passant devant le curé, ils redoublent de convulsions frénétiques et font mine de vouloir le saisir pour l’emporter dans les flammes, celui-ci se signe, d’un geste majestueux il lève sa canne, et les diableteaux confondus fuient à leur tour en se voilant la face. La foule, à cet aspect, marque sa joie, et un filial sentiment de gratitude en faveur de leur sainte mère Église fait tressaillir ces cœurs respectueux et simples.

Pour nous, moins simples pourtant, et qui avions pensé trouver autant à rire qu’à observer dans le spectacle auquel nous assistons, la naïveté de cette foule, la gravité de ces acteurs, tous pénétrés déjà et uniquement du caractère de leur rôle, l’ensemble à la fois étrange, rustique et solennel de cette intéressante scène nous impose, et nous passons sans transition sous l’empire d’une décente sympathie envers les sentiments dont nous sommes témoins et envers les témoignages qui se trahissent autour de nous. D’ailleurs, quelque humbles, quelque informes que soient ces essais de représentation scénique tentés dans un pauvre village des Alpes, ou plutôt, précisément par cela même qu’une foule d’éléments ailleurs trop complexes, trop altérés ou trop divisés, se trouvent ici réunis en quelque sorte dans un seul et charmant tableau, le but de tout ceci nous préoccupe d’autant plus que les moyens employés, plus simples, plus primitifs, plus épurés de tout raffinement étranger à l’objet, nous en distraient moins. Car enfin, voici, en petit, tout un peuple ; voici une représentation qui va agir, dans un sens ou dans un autre, mais inévitablement, sur ces âmes assemblées ; voici l’art, interprète vrai ou faux, sincère ou menteur, de la religion et de la morale ; voici l’oreille, les sens, les cœurs de ces montagnards soumis pour la première fois à une curieuse et importante épreuve ; et la pratique, et l’expérience, appelées à prononcer sous nos yeux, ce semble, dans ce débat qui a divisé les philosophes et les moralistes, les législateurs et les Pères de l’Église, les mondains et les penseurs, à partir de Platon jusqu’à Rousseau, le dernier et immortel champion qui soit descendu, qui ait, sinon triomphé, du moins vaincu dans cette arène.

Comme on le voit, nous sommes en cette grande question l’obscur