Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seille d’en user ainsi, mais bien plus encore l’expérience. Voici à ce sujet des aphorismes.

— Pour le voyageur à pied la chaussure est tout, le chapeau, la blouse, la gloire, la vertu ne viennent qu’après.

— Un rebord qui agace, une empeigne qui presse, une pointe qui serre, un talon qui frotte, un pli qui lime, c’est la mort de la joie et le commencement des grandes âcretés. Voici un site sans pareil, un festin splendide, un Schauspiel de toute magnificence… Ah bien oui ! j’ai l’orteil en marmelade et le cou-de-pied qui se désosse !

— Plusieurs se commandent un cuir fort, une semelle double, une armure de clous. Ce sont des conscrits. Avant deux jours la lame pâtira de l’excellence du fourreau.

— Cuir souple, semelle moyenne, et des clous juste de quoi mordre sur les gazons glissants et sur les glaces en pente, c’est ce que l’expérience conseille.

— Si vous êtes habitué aux sabots, emportez vos sabots. Si vous n’êtes fait qu’aux escarpins, emportez vos escarpins. Changer nuit, innover cuit.

— Que votre cordonnier de la ville ait fait votre chaussure, car il connaît votre pied, il entend votre orteil et il sait vos ognons. Après quoi faites recoudre, faites retenir, faites doubler, faites doubler, retenir, recoudre tout à la fois, mais ne commandez ni n’achetez. Vieux souliers, bons souliers ; et de là la théorie de tout à l’heure, celle d’aller de savetier en savetier jusqu’au bout du monde, et par delà.

— Au surplus, ce n’est encore ici que l’essentiel, mais en même temps le vulgaire de la chose ; et bien bornés seraient ceux qui croiraient y voir la philosophie tout entière des souliers. Derrière ces grossiers axiomes s’ouvre tout un monde de procédés ingénieux, de soins intelligents et de voluptés délicates. Que quelques mots au moins en fassent foi.

— Semelle large dont les bords soient affranchis en biseau ; vrai secret de préserver la plante, de protéger l’arête, de garantir le côté. Ce biseau écarte les cailloux traîtres, brave les rocailles à scie et les rocailles à tranchant, écrase les scélérates de pointes, de ronces, de racines à fleur de terre qui, embusquées sous l’herbe des taillis, attendent une empeigne à percer, un ognon à froisser, un cor à qui faire voir les étoiles en plein midi.