Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/406

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voyageurs agrégés ; enfin M. et madame Töpffer, voyageurs annuels, anciens des anciens, roi et reine, impératrice et czar, tout au monde, excepté adolescents, ce qui, à le bien prendre, est encore de toutes les dignités la plus réelle et la plus désirable. Dès Saint-Julien on exhibe, une heure plus loin la douane, et encore mangeons-nous notre pain blanc le premier. Car, en fait de douane, en fait de passe-port, et à la seule condition que vous soyez en règle, allez en Savoie, allez en Piémont, en Lombardie, mais n’allez pas en France, il y a tout à perdre et rien à gagner.

Au Chable, avant de quitter la vallée du Léman, l’on gravit le petit mont qui l’enserre de ce côté. Du sommet de ce mont, l’on voit au loin les tranquilles plages du lac, les rivages enchantés de Vaud, le profil de la côte escarpée de Savoie, et tout près de soi, au pied du mont Salève, la solitaire abbaye de Pommiers à demi enfouie sous les rameaux de quelques hêtres séculaires… Quel beau pays ! Quelle radieuse contrée ! En verrons-nous quelqu’une qui la surpasse en fraîcheur, en éclat, en pittoresque variété ? Non, nous n’en verrons point qui présente au même degré ces avantages ; mais c’est le propre de l’Italie que de séduire par la sérénité de son ciel, par les douceurs de ses lignes, par le coloris brûlé de ses roches stériles, en un mot par la mélancolie et par la grâce, deux choses que ne suppléent ni la verdure, ni la fraîcheur, ni l’éclat. Pareillement, l’homme des cantons est beau de stature, de santé, de force ; mais là-bas, le dernier des mendiants, la plus pâle et la plus dénuée des jeunes mères sont attrayants d’accoutrement, de geste, de port, d’expression vive, d’imagination naturelle, de dignité native, et c’est à ces causes sans doute qu’ils plaisent, qu’ils charment plus que l’homme, plus que la fille des cantons.

Au delà du Chable, le pays est montueux et boisé ; mais, bien qu’agréable, il a perdu cette splendeur de tout à l’heure. En passant à la Caille, nous demandons des nouvelles de Redard. Redard, c’est le marchand d’huile de la pension ; mais c’est surtout un bonhomme plus original que ne sont d’ordinaire ses pareils : facétieux de nature, ami de la jeunesse et obscur mais chaud adorateur des Muses. Quand il vient à la pension, tout reluisant de son état, il s’extasie devant les gravures, il porte respect aux livres ; et si quelque mirmidon est au salon à étudier ses gammes, le voilà qui monte, qui entre, qui approche, et gare la salade ! Une fois là, Redard y oublierait et le monde, et ses huiles, et sa femme, si, l’heure venue, on ne les lui remettait en mémoire.