Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/474

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C’est que ce brave homme est de l’école de feu M. Lacombe, qui n’a jamais cru qu’on dût tirer service des bêtes sans être tenu de les bien soigner, qui gardait ses vieux chevaux par affection tant qu’ils pouvaient aller ; qui, une fois trop vieux pour le carrosse, les envoyait vieillir et mourir sur ses terres. Honneur donc à sa mémoire ! Et cela ne l’a pas empêché de devenir riche, car, et bien heureusement, ce n’est pas l’humanité qui ruine.

Notre cocher n’a jamais mené que cette paire de chevaux depuis qu’ils lui ont été confiés une première fois : c’était encore là un principe de feu M. Lacombe. Il se formait ainsi amitié entre l’homme et ses bêtes, rivalité entre les cochers à qui tiendrait sa paire en meilleur état ; et, en vérité, l’on est étonné des services que peuvent rendre longtemps et bien des chevaux, même vieux, ainsi soignés, ainsi ménagés par un maître ami. Les nôtres en sont un exemple, ils auront accompli un voyage de trente jours, par des routes souvent difficiles, passant et repassant les Alpes, marchant depuis le lever du soleil jusque bien avant dans la soirée, sans souffrance, sans une seule indisposition, sans qu’on ait dû prendre pour faire tant de montées rapides un seul cheval de renfort. Le cocher s’en fait gloire, et il a bien raison. Que la gloire n’est-elle toujours aussi bien placée !

Ces deux chevaux (suisses aussi) touchent pourtant à leur vingtième année. Quand notre cocher est trop triste, à cause de ces maudits droits de poste, on le ragaillardit rien qu’en lui parlant de ses bêtes. « Cocher, lui dit M. Töpffer, votre cheval de gauche ne tire pas ! — Si je le laissais faire, monsieur, l’autre tirerait tout. Jamais on n’a vu des reins comme cette bête ! Dommage qu’il est sérieux. L’autre tirerait assez, mais voyez donc ses oreilles ! Il pense à ceci, à cela ; il hennit quand je cause, quand je ne dis rien : jamais on n’a vu une bête qui eût autant d’idée ! — Et l’autre n’en a pas ? — Il en aurait assez, il en a tout autant ; mais, vous m’entendez bien, il montre moins : non pas, l’autre ne peut pas se souffrir sans causer et sans qu’on lui réponde. Les bêtes sont comme les gens… Voyez la malicieuse ! pas un grain de sueur, et l’autre coule à fil ! — Elle n’a donc pas de cœur au travail, comme ça ? — Elle en aurait assez, de cœur, peut-être plus que l’autre, mais c’est plus fort qu’elle, voyez-vous. Elle travaille plus de tête et moins des membres. Avec ça, sage comme un mouton… Ta, ta, ta… Un peu folle que tu es, un peu folle, pas vrai ? Tenez, la voilà qui me hennit ! Et toujours comme ça !… » Et M. Töpffer en écoute bien d’autres, sans ennui certes, avec intérêt pour