Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/477

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le sentiment qui dicte ces paroles, avec estime pour le brave homme qui les profère. L’on voit qu’il soigne ses deux bêtes également, et que tout en estimant l’une davantage, il a pour l’autre un faible irrésistible. Sur ces entrefaites on arrive à la barrière : « Les droits de poste, cocher ? — La voiture est au monsieur. — Alors passez. » Le monsieur qui ne s’attendait pas à cet abus de son nom, en est vraiment honteux. Mais quoi ! faute d’un casuiste pour décider ce qu’il faut faire, il se tait et le cocher triomphe.

Pendant longtemps nous roulons sur le revers méridional des Apennins sans apercevoir encore la mer, mais nos yeux se promènent sur le riant et beau vallon qu’on appelle la Rivière de Gênes. À droite, à gauche, des villas bariolées d’architecture et de peinture forment le plus charmant effet au milieu de bosquets d’une verdure sombre et majestueuse. Ici c’est le pin d’Italie qui s’étend en parasol, là c’est le cyprès, mais fier, gigantesque, qui décore la campagne. Tout à coup : « La mer, la mer ! » s’écrie-t-on, et la rase ligne nous apparaît dans le lointain, au travers des arches d’un pont. À mesure que nous approchons, cette ligne se dégage, s’étend, embrasse tout l’horizon où elle coupe par le milieu des mondes de nuages tout scintillants de feu, tout diaphanes de lumière. Pour plusieurs de nous ce spectacle est nouveau, pour tous il est frappant, en telle sorte que déjà parvenus dans les faubourgs de Gênes, au milieu d’une foule bruyante et animée, nous n’en avons pas encore détaché nos yeux.

Le phare, le port, les vaisseaux, le bruit, la gaieté, la poussière, tout cela forme un mouvant tourbillon au sein duquel, tranquilles et silencieux, nous nous laissons bercer par l’amusement, la surprise, la rapide succession de mille charmants tableaux. La voiture s’arrête. Ce sont MM. D***, L***, R*** et M. H*** qui viennent enlever un de nos camarades et nous prier tous à dîner pour le surlendemain. La voiture s’arrête encore. Cette fois, c’est l’officier du poste qui réclame nos passe-ports, qui questionne, qui interroge, qui reçoit toutes nos réponses… Malheureusement, comme l’administrateur de Suze, il est parfaitement sourd ; malheureusement encore il attend une bande d’Autrichiens, et il ne lui entre pas dans l’idée que nous ne soyons pas cette bande-là. Tout le poste s’enroue à lui ôter cette fâcheuse conviction. « Ce ne sont pas les Autrichiens, lui crie-t-on. — Je sais bien, répond-il, les Autrichiens ! Justement, je les attends ! » Enfin, enfin, il nous laisse passer, se réservant d’examiner la chose à loisir.

Nous suivons des rues bordées de magnifiques palais, cherchant des