Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/491

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voyant, messire Renard laisse faire, laisse dire, puis apparaissant tout à coup en libérateur : « Ces cochers, dit-il tout haut à M. Töpffer, sont des voleurs, et, si je ne vous sauve, signor, vous allez être dévalisé. » Puis s’adressant aux hommes : « Arrière, canailles ! et que pas un de vous n’inquiète ce gentilhomme ! C’est moi qui traiterai. Vous aurez chacun vingt-cinq sous par heure, dont cinq pour moi… Si le signor veut bien le permettre, » ajoute-t-il en s’inclinant profondément. Le moyen de refuser cette prime à l’effronterie spirituelle, à l’escroquerie tout à la fois franche, originale et respectueuse ! M. Töpffer sanctionne donc le traité, et il se félicite d’avoir eu pour cicerone à Gênes, au lieu d’un assommant archéologue, un gredin fini, chez qui chaque geste empressé, chaque regard de saint homme, chaque civilité profondément respectueuse, recouvre de la façon la plus amusante et parfois la plus comique l’intention parfaitement déterminée de filouter en toutes rencontres et de voler des quatre mains.

Quand les navigateurs sont de retour, nous montons dans les fiacres, qui nous emportent vers la villa de M. H***. En chemin l’on visite la grotte : c’est une caverne artificielle qui faisait autrefois la merveille d’un beau palais, mais où aujourd’hui l’on débite vins et liqueurs. Sic transit gloria mundi. De la grotte nous passons au palais Doria, dont les jardins sont admirables à voir. Pins, orangers, chênes verts y marient leurs branchages et recouvrent d’ombre la croupe d’un coteau d’où le regard plane sur la vaste mer. Seulement à chaque instant on y change de concierge, et ce sont à chacun de nouveaux déboursés. Ah ! messire Renard, quelles bonnes affaires vous auriez faites ici ! Le drôle le sait bien, mais au lieu de marquer du regret ou de l’humeur, il redouble d’amabilité et de complaisance, se bornant à donner de sages avis et d’économiques conseils.

La villa de M. H***, anciennement le palais Durazzo, est à quelque distance du palais Doria, et pareillement située. Il s’y trouve une magnifique collection des chefs-d’œuvre de la gravure, qui sont disposés dans de vastes galeries sur lesquelles s’ouvrent des salles remplies elles-mêmes de statuettes, de médailles, de curiosités de toute espèce. Bientôt arrivent les familles de L*** R***, et une table splendidement servie réunit toute la société. Les gelées n’ont pas souffert ! Les salmis sont intacts ! Tout est frais, paré, odorant, exquis ; chaque bouchée révèle le génie d’un grand homme. Seulement on sert tels mets entièrement nouveaux pour nous, soit par la qualité, soit par l’apprêt, et qui exigeraient pour être mangés