Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. R*** propose à M. Töpffer, qui commence à être barbu comme un jeune France, d’essayer ensemble du barbier de l’endroit. M. Töpffer consent, mais à la condition que M. R*** fera l’épreuve. Ils s’acheminent donc vers un petit antre qui porte pour enseigne le plat à barbe, et là un nain parfumé d’ail leur passe un linge autour du cou, après quoi il procède à râper d’abord la face de M. R***. M. R*** devient bleu de douleur ; néanmoins ses lèvres n’expriment que sourire, ses paroles que satisfaction. Leurré par ces dehors, M. Töpffer se met à son tour sur la sellette, et, râpé en contre-épreuve, au bout de quatre coups il hurle, au bout de huit il insulte son râpeur et lui défend de poursuivre… Le pauvre nain comprend d’autant moins le motif de cette incartade, que M. R*** n’a cessé de le complimenter sur la légèreté de sa main et sur le parfum de sa savonnette. Pendant que cette scène se passe dans la boutique du barbier, à l’extérieur, grande foule, trompette, tambourin, et un orateur qui exalte les inénarrables vertus de ses chapelets, de ses talismans, de ses Vierge Marie imprimées en couleurs fines ! « Questo, dit-il, souverain contre le mal de dents ! Questo chasse la vermine, tue la diarrhée, redresse les os, détruit les punaises, etc., etc… Et voulez-vous savoir ? Je les ai tous fait bénir par le concile de Constance en personne ! Demandez, signora, faites-vous servir tutti quanti ! » Par malheur, cet homme ne vend rien qui calme l’âcreté des épidermes râpés à l’ail, sans quoi nous ferions avec lui quelque affaire.

Toujours drôles les charlatans de place publique, toujours pittoresque cette foule qu’ils attirent, surtout lorsque, composée d’hommes, de femmes, de jeunes filles aussi crédules qu’ils sont ignorants, l’on voit, à l’appel du charlatan, le désir naître, l’espoir surgir, la souffrance se bercer de consolantes illusions, et toutes les physionomies naïvement attentives refléter comme une onde transparente les brillantes images, les serments terribles, les saintes garanties, les promesses fleuries que leur prodigue un orateur non moins ignorant, presque aussi crédule qu’ils le sont eux-mêmes. Son affaire, à cet orateur-là, ce n’est pas tant de tromper comme c’est de vendre, et, mu par ce naturel et pressant motif, il se trouve que son éloquence est toujours aisée, vraie, vivante, appropriée au pays, à l’endroit, au quartier, aux gens, non moins amusante à observer qu’elle est merveilleuse pour convaincre ceux à qui elle s’adresse.

Il s’agit de nous remettre en route, mais, objets nous-mêmes de la curiosité populaire, la foule grossit devant nous, les gamins accourent,