Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/514

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pièce ! On se récrie alors, on en appelle au ciel et aux hommes… et tout justement trois grands gaillards parfaitement bien membrés sortent de dessous les broussailles pour trouver à l’unanimité que douze sous c’est peu, c’est rien, et qu’il faut payer bien vite… C’est en effet la seule chose qu’il y ait à faire.

À Oneglia, charmante petite ville, nous faisons un déjeuner remarquable chez un hôte qui, dit-il, protège tous les gens de Genève, pour avoir été lui-même protégé par des Genevois. Mais, chose bien plus heureuse encore, les frères de cet hôte, échelonnés sur la route que nous allons parcourir, y tiennent auberge comme lui, et il a la plus grande envie que de ses mains nous passions dans les leurs. M. Töpffer comprenant tout le parti qu’on peut tirer de la situation, ne se hâte pas de prendre des engagements : « Oui, répond-il à l’hôte, vous voudriez nous envoyer chez vos frères, mais y serons-nous bien ? — Les meilleurs hôtels du pays, je vous le jure ! — Oui, mais y serons-nous à bon marché ? — Vous ferez les prix vous-même ! — Oui, mais il faudra marchander, disputer ? — Vous vous présenterez de ma part ! — Oui, mais on ne s’en fiera pas à notre dire. — Eh bien, tenez ! » Là-dessus notre homme prend la plume, et s’adressant à M. Töpffer : « Dictez les plats, monsieur, dictez les prix, et vous n’aurez plus alors qu’à empocher un bon à vue signé, endossé, garanti par moi ! — Voilà qui est parler ! » s’écrie M. Töpffer, et il dicte aussitôt un des jolis thèmes qu’il ait dictés durant sa carrière d’instituteur. Ainsi va le monde : l’on y perd des parties, mais on y gagne des revanches ; après tant d’hôtes qui nous ont saignés à blanc, en voici trois que nous écorchons à notre tour d’un trait de plume.

Pendant le déjeuner entrent des virtuoses : un Paganini qui fait sur son violon toutes les facéties musicales imaginables, et une Grisi hâlée qui tantôt lui badine sur sa guitare un accompagnement improvisé, tantôt entonne des airs d’opéra ; le tout va, le tout chante, le tout surtout a de l’accent et de la vie, et, en vérité, bien des choses que l’on paye dix ou vingt sous ne valent pas ce grain de vie et ce grain d’accent. Si l’Italie est la patrie des cicerone, elle l’est surtout des virtuoses ambulants. Ils rôdent partout, hantant les cafés, fêtant les balcons, citharisant les tables d’hôte. Vous iriez, vous transalpin, pour vous noyer dans le grand canal, qu’une mandoline, que trois guitares, n’en doutez pas, seraient là pour vous y accompagner d’un fragment d’ariette, d’un bout de cavatine.