Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/538

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Cependant la nuit nous surprend que nous sommes encore bien loin de Grasse, et des lumières qui semblaient briller tout près de nous aux maisons de la ville, en trompant sur la distance, nous font paraître la dernière lieue interminée et interminable. Grasse est une jolie petite ville, bâtie en forme de croissant, à mi-hauteur d’une montagne. L’industrie des habitants, c’est de mettre en pommade tout le jasmin de la contrée et toutes les roses d’alentour. Que ne s’oignent-ils donc de leur pommade, ces braves gens ! au lieu de cela, tous, du premier au dernier, fleurent, à qui mieux mieux, l’ail de Provence.

La sœur de Grasse nous reçoit fort bien, ainsi que M. Gimbert, son gros époux. Ce sont des hôtes bons, probes, remplis d’attentions ; mais ils ont un sommelier outrecuidant et maladroit qui dit toujours : Laissez-moi faire. Ce drôle s’y prend de telle sorte pour nous avoir à meilleur marché un mulet qu’on offrait de nous louer pour dix francs, qu’en peu d’instants ce prix monte à vingt ; puis à trente, puis à trente-six francs, et par faveur encore. De tout temps on a vu de ces officieux qui, pour tirer un homme de l’eau, ne manquent pas de l’y avoir noyé préalablement.

Du reste ce mulet indique une modification dans notre façon d’aller. C’est que l’heure est venue pour M. Töpffer où, s’il n’aime mieux rester en place et se fixer à Grasse, il lui faut absolument se choisir un chemin de retour parmi les trois qui s’offrent à lui. Le premier prend par Aix : il est long, poudreux, route royale, pont aux ânes ; nous n’en voulons pas. Le second prend par Draguignan, Aubs, et rejoint à Digne la route de Grenoble ; il est moins long, mais tout aussi battu : nous en faisons cadeau à notre cocher, qui y fera passer la voiture. Le troisième prend par les montagnes, s’enfonce dans un pays désert et coupe droit sur Digne : c’est celui que suivit Bonaparte échappé de son île d’Elbe ; c’est celui qu’échappés de notre voiture, nous voulons suivre aussi pour marcher dételés de cette caisse à quatre roues qui vit de régime et mange à ses heures.