Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/66

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fermée de hautes montagnes, où, vers 1084, saint Bruno pénétra avec ses Chartreux, et vint fonder la petite chapelle dont le croquis figure à la fin de cette journée. Aucun asile sous le ciel ne pouvait mieux convenir à un ordre religieux dont la solitude et le silence constituent la règle ; et aujourd’hui même, après que tant de siècles ont tout changé, tout bouleversé autour de ces monts, l’enceinte choisie par saint Bruno est encore aussi solitaire, aussi déserte, que lorsqu’il vint y cacher sa vie. Nulle habitation ne s’y voit que la Chartreuse et ses dépendances, nul bruit ne s’y fait jamais entendre que celui des orgues ou des cloches du monastère, en sorte que la vallée tout entière présente l’aspect d’un vaste sanctuaire, où quelques religieux se pressent autour des autels.

Ceci tient avant tout à la configuration des lieux. De toutes parts, en effet, une zone de monts entoure comme d’une inaccessible muraille les pentes boisées et les hauts pâturages qu’on appelle ici le Désert. En deux uniques endroits, deux torrents se sont pratiqué une issue, dont l’homme a profité pour pénétrer dans la contrée, en sorte que les Chartreux pouvaient s’y renfermer, et s’y renfermaient réellement, comme dans une maison, au moyen de deux portes dont on voit en passant les ruines.

Avant la révolution, les Chartreux, outre leurs autres propriétés, possédaient l’enceinte tout entière ; seigneurs du lieu, ils voyaient d’immenses troupeaux s’engraisser dans leurs prairies. Le Guiermort, descendu de leurs montagnes, allait hors du désert faire crier la roue des diverses usines qu’ils exploitaient ; quant aux arbres, ils ne leur demandaient que de l’ombrage, les laissant d’ailleurs croître et grandir pour l’agrément des yeux. Puis, si quelque étranger s’était détourné de sa route pour monter jusqu’au couvent, ils l’y traitaient selon son rang : sa mule se régalait au pâturage, ses gens étaient abreuvés, hébergés, et jamais ils ne permettaient qu’aucune rétribution fût acceptée en retour de cette noble et courtoise hospitalité. Temps de grandeur, temps d’opulence, dont les Chartreux actuels ne parlent pas sans que le regret leur serre le cœur. En effet, maîtres déchus du désert, ils n’y possèdent plus que les murailles de leur cloître et quelques bouts de prairie ; quant à leurs bois, l’État s’en est chargé, et, se faisant bûcheron, il abat les forêts, il met en planches les hêtres séculaires, il sacrifie au vandalisme de la coupe réglée le mystère des plus beaux ombrages, en même temps que plus bas des capitaux profanes exploitent à qui mieux mieux les usines saintes… Que si donc les Chartreux font maigre aujourd’hui, s’ils se mortifient, s’ils se macèrent, c’est vraiment nécessité autant que ferveur, misère autant que dédain