Page:Topffer - Nouvelles genevoises.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

idée qui vous rend absent de vous-même. Cependant, en face, au gros soleil, deux ânes philosophaient attachés au même gond. Après un grand moment, l’un fit une réflexion ; ce que je reconnus à un imperceptible frisson de son oreille gauche ; puis, allongeant la tête, il montrait amoureusement de l’autre son vieux râtelier ; sur quoi celui-ci ayant compris en fit autant, et ils se mirent tous deux à l’œuvre, se grattant le cou avec une telle réciprocité de bons offices, avec une nonchalance si voluptueuse, une flânerie si suave, que je ne pus m’empêcher de sympathiser, moi troisième. C’était la première fois depuis ma préoccupation. C’est qu’il est dans la naïveté de certains spectacles des attractions irrésistibles qui enlèvent l’âme à elle-même, et la font infidèle à ses plus doux pensers. Aussi allais-je m’enivrer de celui-là, lorsqu’une robe bleue sortit de l’allée. C’était elle. « Hé ! » m’écriai-je involontairement.

La jeune fille, entendant quelque chose, leva la tête assez pour que l’aile de son chapeau laissât passer son beau regard, qui vint m’inonder de honte, de trouble, et d’un plaisir rapide comme l’éclair. Elle rougit et continua d’aller.

C’est le charme de cet âge de rougir au souffle du vent, au bruit d’une paille ; mais rougir à mon occasion me sembla néanmoins une faveur inexprimable, une circonstance qui changeait beaucoup ma situation : car c’était la première fois que d’elle à moi il se passait quelque chose.




Ce qui diminua bientôt ma joie, ce fut un prompt retour sur moi-même. Elle m’avait vu disant « Hé ! » la bouche béante, l’œil ahuri, de l’air d’un idiot qui voit