Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/116

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manufactures à celles de l’Angleterre. D’un autre côté, l’orgueil des [possesseurs de fiefs, uni à l’inintelligence de leurs véritables intérêts, regarda] comme un affront que leurs terres fussent soumises à une taxe représentative d’un impôt manuel que les roturiers seuls acquittaient précédemment. Cela effaçait entre eux et les taillables une distinction qu’ils tenaient à maintenir, et, sous ce rapport, ce fut pour le clergé une injure qu’il ne ressentit pas moins vivement que la noblesse. C’est en vain que le ministre avait assujetti les domaines de la couronne au même impôt dont se plaignaient les privilégiés : l’égalité civile était une idée qui ne pouvait entrer dans leurs têtes, et en haine de laquelle ils préparaient, sans le savoir, une révolution qui ne devait pas même leur laisser la jouissance de cette dernière. De là donc un redoublement d’irritation qui se traduisit sous toutes les formes, caricatures[1], bons mots, épigrammes, réquisitoires et pamphlets.

Dans cette circonstance, comme au mois de mai précédent, Voltaire était venu prêter aux nobles projets de Turgot le secours de sa plume si mordante et si spirituelle. Le patriarche de Ferney avait flétri la corvée, dans une de ces brochures légères où, par malheur, il flétrissait beaucoup d’autres choses, qu’un génie tel que le sien aurait dû respecter. D’Esprémenil, jeune conseiller, orateur emporté, agitateur sans but, démagogue dans sa compagnie, et plus tard aristocrate dans les États-Généraux[2], dénonça cette brochure au Parlement (30 janvier 1776) représenta les économistes comme une secte qui voulait bouleverser l’État ; et, sans nommer le contrôleur-général, le désigna pourtant d’une manière fort claire à la vindicte des magistrats. L’affaire n’eut pas de suite, mais le

  1. Une de ces caricatures, grossièrement spirituelle, était une injure contre une femme respectable, la duchesse d’Enville, belle-sœur du duc de La Rochefoucauld. Elle représente Turgot en cabriolet avec la duchesse. Dupont de Nemours, Devaisnes, et les abbés Bandeau et Roubeau, traînent la voiture en foulant des tas de blé. La voiture verse, et Mme d’Enville montre, d’une manière fort libre, ces mots écrits en grosses lettres : Liberté, liberté, liberté tout entière !
  2. M. Thiers, Histoire de la révolution française, tome I, page 15. — D’Esprémenil fut déclaré en démence par un décret de l’Assemblée constituante.