Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/288

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peu les officiers parce que tout le monde veut servir, et qu’on crée des places inutiles pour avoir à les donner. Ces officiers, trop peu payés, dépensent beaucoup au delà de leur paye, parce que les officiers un peu plus riches forcent les autres, par leur exemple, à se monter sur un ton de luxe qu’ils ne peuvent pas soutenir. Dans les grades supérieurs, on veut représenter. Tout le monde se fait un titre de sa ruine pour en être dédommagé par l’État, et l’État est ruiné à son tour pour entretenir un militaire dont la force à beaucoup près ne répond pas à ce qu’il coûte.

Suite des observations du garde des sceaux. — Ôtez à la noblesse ses distinctions, vous détruisez le caractère national, et la nation, cessant d’être belliqueuse, sera bientôt la proie des nations voisines. Pour se convaincre de cette vérité, il ne faut que jeter les yeux sur les principales révolutions que la France a éprouvées sous le règne de plusieurs de nos rois. Celui de Louis XIV pourrait en fournir d’assez touchantes dans le temps de ses adversités.

Réponse de Turgot. — Les nations chez qui la noblesse paye les impôts comme le peuple ne sont pas moins belliqueuses que la nôtre. Dans notre nation, les roturiers ne sont pas des poltrons, et dans les provinces de taille réelle, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné et dans une partie de la Guienne, quoique les nobles et les roturiers soient traités exactement de la même manière par rapport à la taille, la noblesse n’en est ni moins brave, ni moins attachée au roi, ni même moins élevée au-dessus de la roture, par les distinctions honorifiques qui la constituent.

On ne croit pas qu’aucun des principes de la constitution, ni du génie national, ait souffert dans ces provinces aucune altération, et rien n’y montre les désastres qui paraissent alarmer M. le garde des sceaux[1].

Les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, ni ceux que la France a essuyés en d’autres temps, n’y ont aucun rapport.

Suite des observations du garde des sceaux. — On m’objectera peut-être qu’une imposition modique, répartie sur les propriétaires nobles ou roturiers dans la proportion des vingtièmes, n’est pas suffisante pour faire regarder ce privilège de la noblesse comme anéanti. Je répondrai que c’est toujours une première atteinte que l’on regardera comme le présage assuré d’une plus grande destruction de ce privilège, surtout lorsqu’il s’agit de remplacer, par cette imposition sur la noblesse, un travail qui n’était supporté que par les taillables.

  1. Au reste, M. de Miroménil, qui a vécu jusqu’en 1796, a pu se convaincre que le peuple français pouvait se passer de la noblesse pour défendre sa liberté. (E. D.)