Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/338

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étaient affectés ou destinés à l’affouagement de la saline de cette ville.

    malheureux qui habitent la campagne ! Réduits à ne pouvoir même trouver dans le travail, par la cherté des denrées, un salaire suffisant pour assurer leur subsistance, ils accusent de leur infortune l’avarice de la terre et l’intempérie des saisons. On a proposé à Votre Majesté de venir à leur secours ; on lui a fait envisager les travaux publics auxquels ils étaient forcés de sacrifier une partie de leur temps comme une surcharge également injuste dans le principe et odieuse dans ses effets. La bonté de votre cœur s’est émue, votre tendresse s’est alarmée, et, n’écoutant que la sensibilité d’une âme paternelle, Votre Majesté s’est empressée de remédier à un abus apparent, mais consacré en quelque sorte par son ancienneté.

    « La nation entière applaudira, sire, aux vues de bienfaisance dont vous êtes animé. Tous vos sujets partagent vos sentiments, et leur amour leur fera supporter avec patience la nouvelle charge que vous croyez devoir imposer. Mais, sire, permettez à notre zèle de vous représenter très-respectueusement que le même motif qui vous engage à tendre une main secourable aux malheureux, doit également vous engager à ne pas faire supporter tout le poids des impositions aux possesseurs de fonds, dont la propriété sera bientôt anéantie par la multiplicité des taxes. Et en effet, c’est sur le propriétaire que les impôts en tous genres se trouvent accumulés ; c’est le propriétaire qui paye la taille de son fermier ; c’est le propriétaire qui paye l’industrie ; c’est le propriétaire qui paye la capitation de son fermier, la sienne et celle de ses domestiques ; enfin, c’est le propriétaire qui paye les vingtièmes. Si Votre Majesté ajoute à ces différents impôts un nouveau droit pour tenir lieu des corvées, que deviendra cette propriété morcelée en tant de manières ? Et pourra-t-il trouver dans le peu qui lui restera, toutes charges de l’État déduites, un bénéfice suffisant pour fournir à sa consommation, à celle de sa famille, à l’entretien de ses bâtiments, et à la culture de son domaine, dont il ne sera plus que le fermier ?

    « C’est un principe universellement reconnu qu’en matière d’impôt la difficulté de la perception absorbe souvent tout le bénéfice ; la multiplicité des taxes fatigue nécessairement les contribuables, sans augmenter la masse des trésors du prince ; enfin, sire, la véritable richesse d’un roi, c’est la richesse de son peuple. Appauvrir les sujets, c’est ruiner le souverain, parce que toutes les ressources de l’État sont dans la fortune des particuliers !

    « Si, de ces considérations générales, nous descendons dans l’examen de la nouvelle imposition que Votre Majesté se propose d’établir, que de réflexions n’aurions-nous pas à vous présenter, et sur sa nature, qui détruit toutes les franchises de la noblesse, aussi anciennes que la monarchie, et sur sa durée, qui n’a point de limite, et sur l’arbitraire de la fixation qui s’en fera toutes les années !

    « Sous quelque dénomination que l’on envisage cet impôt, il n’en sera pas moins perpétuel ; il n’aura ni terme ni mesure ; il dépendra de l’influence des saisons, de l’activité du commerce, de la rapidité des passages, et il n’aura jamais d’autres appréciateurs que les commissaires départis par Votre Majesté en chaque province de son royaume.

    « Cette contribution confondra la noblesse, qui est le plus ferme appui du trône, et le clergé, ministre sacré des autels, avec le reste du peuple, qui n’a droit de se plaindre de la corvée que parce que chaque jour doit lui rapporter le fruit de son travail pour sa nourriture et celle de ses enfants.

    « Il est juste, sans doute, d’assurer la subsistance du paysan que l’on tire de ses foyers ; il est juste de le dédommager de la perte de ses travaux, auxquels il est arraché ; mais, sire, si l’entretien des chemins publics est indispensable, comme personne n’en peut douter, il est également vrai qu’ils sont d’une utilité générale à tous les sujets de Votre Majesté. Cette utilité reconnue, ne doivent-ils pas y contribuer également, les uns avec de l’argent, les autres par leur travail ? Pourquoi faut-il que le fardeau tout entier ne retombe que sur le propriétaire, comme s’il était le seul qui