Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/609

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mencent à naître ; là ils avancent à grands pas vers la perfection. Plus loin ils s’arrêtent dans leur médiocrité ; ailleurs les premières ténèbres ne sont point encore dissipées ; et dans cette inégalité variée à l’infini, l’état actuel de l’univers, en présentant à la fois sur la terre toutes les nuances de la barbarie et de la politesse, nous montre en quelque sorte sous un seul coup d’œil les monuments, les vestiges de tous les pas de l’esprit humain, l’image de tous les degrés par lesquels il a passé, l’histoire de tous les âges.

La nature n’est-elle donc pas partout la même ? Et, si elle conduit tous les hommes aux mêmes vérités, si leurs erreurs mêmes se ressemblent, pourquoi ne marchent-ils pas tous d’un pas égal dans cette route qui leur est tracée ? Sans doute l’esprit humain renferme partout le principe des mêmes progrès ; mais la nature, inégale en ses bienfaits, adonné à certains esprits une abondance de talents qu’elle a refusée à d’autres : les circonstances développent ces talents ou les laissent enfouis dans l’obscurité ; et de la variété infinie de ces circonstances naît l’inégalité des progrès des nations.

La barbarie égale tous les hommes ; et, dans les premiers temps, ceux qui naissent avec du génie trouvent à peu près les mêmes obstacles et les mêmes ressources. Cependant les sociétés se forment et s’étendent ; les haines des nations, l’ambition ou plutôt l’avarice, seule ambition des peuples barbares, multiplient les guerres et les ravages ; les conquêtes, les révolutions, mêlent en mille manières les peuples, les langages, les mœurs. Les chaînes de montagnes, les grands fleuves, les mers, en arrêtant en certaines bornes les courses des peuples, et par conséquent leurs mélanges, formèrent des langues générales qui devinrent un lien pour plusieurs nations, et partagèrent toutes celles de l’univers en un certain nombre de classes. Le labourage rendit les habitations plus fixes ; il nourrit plus d’hommes qu’il n’en occupe, et dès lors impose à ceux qu’il laisse oisifs la nécessité de se rendre utiles ou redoutables aux cultivateurs. Delà les villes, le commerce, les métiers, les arts même de simple agrément, la séparation des professions, la différence de l’éducation, l’inégalité des conditions plus grande ; de là ce loisir par lequel le génie, dégagé du poids des premiers besoins, sort de la sphère étroite où ils le retiennent, et dirige toutes ses forces à la culture des sciences ; de là cette allure plus vigoureuse et plus rapide de l’esprit humain, qui entraîne toutes les parties de la société, et qui reçoit de leur perfection une vivacité nouvelle. Les passions se développèrent avec le génie ; l’ambition prit des forces, la politique lui prêta des vues toujours plus vastes, les victoires eurent des suites plus durables, et formèrent des empires dont les lois, les mœurs, le gouvernement influant diversement sur le génie, devinrent une espèce d’éducation générale pour les nations, et mirent entre un peuple et un peuple la même différence que l’éducation met entre un homme et un homme.

Réunis, divisés, élevés sur les ruines les uns des autres, les empires se suivent avec rapidité. Leurs révolutions font succéder les uns aux autres tous les états possibles, rapprochent et séparent tous les éléments des corps politiques. Il se fait comme un flux et reflux de la puissance d’une nation à l’autre, et, dans la même nation, des princes à la multitude, et de la multitude aux princes. Dans ces balancements tout se rapproche peu à peu de l’équilibre, et prend à la longue une situation plus fixe et plus tranquille. L’ambition, en formant les grands États des débris d’une foule de petits, met elle-même des bornes à ses ravages ; la guerre ne désole plus que