Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/650

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despotisme est comme une masse énorme qui, pesant sur des piliers de bois, affaiblit leur résistance et les affaisse ou les enfonce de jour en jour.

Je parlerai donc de l’esclavage, de la polygamie, de la mollesse qui en sont la suite ; et je vais considérer sur cet article les causes des mœurs différentes parmi les hommes.

L’asservissement des femmes aux hommes est fondé par toute la terre sur l’inégalité des forces corporelles. Mais, comme il naît un peu plus d’hommes que de femmes, partout où l’égalité a régné, la monogamie a été naturelle ; elle l’est par conséquent chez tous les peuples peu nombreux, pasteurs, chasseurs, laboureurs ; elle l’est chez les peuples divisés en petites sociétés où les États sont renfermés dans l’enceinte des villes comme en Grèce, et dans les républiques démocratiques surtout ; elle l’est chez les peuples pauvres, et chez tous les particuliers peu riches dans les pays même où la polygamie est le plus en vogue ; elle l’est même dans les empires dont les mœurs datent du temps où les peuples étaient encore gouvernés en république, comme l’empire romain et celui des successeurs d’Alexandre, qui, bien que despotiques, n’ont point connu la polygamie.

Cependant les barbares, qui mettent peu de délicatesse en amour, ont tous été portés à la pluralité des femmes. Tacite rapporte que les chefs des Germains en avaient quelquefois trois ou quatre ; mais chez un peuple errant et pauvre, le mal ne saurait être contagieux. C’est donc avec les richesses et l’étendue des empires que la polygamie s’est établie ; elle s’est étendue avec l’esclavage.

Les premiers hommes furent cruels dans leurs guerres ; ils n’ont appris la modération qu’à la longue. Les peuples chasseurs massacrent leurs prisonniers ; ou quand ils ne les tuent pas, ils les incorporent dans leur nation. Une mère qui a perdu son fils, choisit un prisonnier qui lui sert de fils ; elle l’aime parce qu’il lui est utile. Les anciens chez qui les enfants étaient une richesse, qui en recevaient des services, étaient portés à l’adoption des enfants. Peu ou point d’esclaves donc chez les peuples chasseurs ou primitifs.

Les pasteurs commencèrent à connaître l’esclavage. Ceux qui conquèrent des troupeaux sont obligés, pour pouvoir vaquer à de nouvelles expéditions, de conserver ceux qui les gardaient.

Les laboureurs portèrent l’esclavage plus loin. Ils eurent, pour employer les esclaves, des services plus variés, des travaux plus fatigants, et à mesure que les mœurs des maîtres se policèrent, l’esclavage devint plus dur et plus avilissant, parce que l’inégalité fut plus grande. Les riches cessèrent de travailler, les esclaves devinrent un luxe et une marchandise, des parents même ont vendu leurs enfants. Mais le plus grand nombre des esclaves fut toujours de ceux qui étaient pris en guerre, ou qui naissaient de parents esclaves.

On les occupa dans la maison à tous les offices les plus bas. Ils n’eurent ni biens ni honneur en propre, ils furent dépouillés des premiers droits de l’humanité. Les lois donnaient sur eux une autorité sans bornes, et cela est tout simple, c’étaient leurs maîtres qui faisaient les lois ; et ces maîtres croyaient assurer l’oppression par l’oppression. Dans les États despotiques, les princes eurent une foule d’esclaves ; ainsi firent les gouverneurs et les riches mêmes. La vaste étendue des États porta l’inégalité des fortunes au plus haut point. Les capitales devinrent comme des gouffres où, de toutes