Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/664

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sonnement, et l’on a confondu les corps mêmes avec leurs qualités sensibles. Cette idée a dû nécessairement amener dans toute la métaphysique l’obscurité dont nous parlons, et qu’il est aisé de concevoir, si l’on considère que le jugement que nous portons de l’existence des objets extérieurs n’est que le résultat de leurs rapports avec nous, de leurs effets sur nous, de nos craintes, de nos désirs, de l’usage que nous en avons. — Nos sens ne nous étant donnés que pour la conservation et le bonheur de notre être, les sensations ne sont que de véritables signes de nos idées sur ces êtres extérieurs, qui suffisent pour nous les faire chercher ou éviter sans en connaître la nature. Nos jugements ne sont qu’une expression abrégée de tous les mouvements que ces corps excitent en nous, l’expression qui nous garantit la réalité de ces corps par celle même de leur effet. Ainsi notre jugement sur les objets extérieurs ne suppose en aucune manière l’analyse de tant d’idées : nous jugeons en masse.

Il faut observer, d’un autre côté, que le langage ressemble, par rapport à la métaphysique, à l’application que l’on fait de la géométrie à la physique. Mais outre que, dans le langage dont l’usage est habituel et facile, on n’a pas toujours l’attention de ne se permettre aucune contradiction, on ne pourrait y parvenir qu’après avoir défini toutes ses idées, et par là on formerait avec la plus grande fatigue une suite de vérités peu applicables à l’usage de la société, qui cependant est le principal but du langage.

Le plus grand scrupule mènerait à n’avoir aucune contradiction dans les termes, à former une chaîne de vérités hypothétiques ; mais cela ne suffit pas dans les sciences qui doivent être comparées à des objets réels. Souvent des problèmes de physique (parce qu’on n’a pas bien vu tous les éléments qui concourent à l’effet) donnent un résultat absolument contraire à l’expérience, quoiqu’il n’y ait pas erreur de mathémathiques. Les mots rappellent plutôt des idées qu’ils ne les expriment. Avec une bonne logique on tirera fort bien des conséquences ; mais qui assurera des principes ? Et supposé qu’ils soient faux, combien la vérité même des conséquences éloignerait-elle de la réalité, si les hommes, ramenés par leurs besoins à leurs sens et à la société, n’étaient pas souvent forcés d’être inconséquents ! — Deux idées contradictoires ne paraissent pas l’être ; mais pourquoi ne le paraissent-elles pas ? C’est ordinairement parce que ce sont des idées abstraites dont les objets n’ont point d’existence.

En général, les principes des sciences où l’on ne veut pas s’écarter de la réalité, ne peuvent être que des faits. Les faits ne peuvent être connus en métaphysique que par l’analyse de nos sensations, qui ne sont, par rapport aux causes extérieures, que des effets qui les désignent. En physique ils ne peuvent l’être que par un examen approfondi de toutes les circonstances qui, lorsqu’il se trouve impossible, devient la borne nécessaire de nos recherches. — À qui ne connaît que l’un des côtés d’un pays, il est incertain si c’est une île ou une terre ferme. Voilà le cas où nous sommes pour tous les objets de nos idées quand nous commençons à réfléchir, et encore pour un grand nombre après bien des réflexions.

Cette double confusion du langage et des idées a sans doute beaucoup influé sur la physique. — Les hommes, lorsqu’ils ont commencé à raisonner sur les phénomènes qui s’offraient à eux, en ont d’abord cherché la cause même avant de les bien connaître ; et, comme les véritables causes ne pouvaient être découvertes qu’à la longue, on en imagina de fausses. Toutes les