Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/665

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fois qu’il s’agit de trouver la cause d’un effet, ce n’est que par voie d’hypothèse qu’on peut y parvenir, lorsque l’effet seul est connu.

On remonte, comme on peut, de l’effet à la cause, pour tâcher de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause d’un effet quand nos idées ne nous la présentent pas, il faut en imaginer une ; il faut vérifier plusieurs hypothèses et les essayer. Mais comment les vérifier ? C’est en développant les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant aux faits. Si tous les faits qu’on prédit en conséquence de l’hypothèse se retrouvent dans la nature précisément tels que l’hypothèse doit les faire attendre, cette conformité, qui ne peut être l’effet du hasard, en devient la vérification, de la même manière qu’on reconnaît le cachet qui a formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s’insèrent dans ceux du cachet.

Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire imaginer des hypothèses très-fausses ; la nécessité de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences de ces hypothèses et de les comparer aux faits, a été très-grande dans les commencements. — Ce n’est que par l’application des mathématiques à la physique qu’on a pu, de ces hypothèses qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s’ensuivre ; et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le temps. L’art de faire des expériences ne s’est non plus perfectionné qu’à la longue : d’heureux hasards, qui pourtant ne se présentent qu’à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les connaissent ; bien plus ordinairement encore une foule de théories délicates et de petits systèmes de détail souvent aidés encore des mathématiques, ont appris des faits, ou indiqué aux hommes les expériences qu’il fallait faire, avec la manière d’y réussir. — On voit ainsi comment les progrès des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment tout est lié, et en même temps comment le besoin d’examiner toutes les hypothèses a obligé à une foule de recherches mathématiques qui, en multipliant les vérités, ont augmenté la généralité des principes, d’où naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de l’art.

On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par mille erreurs avant d’arriver à la vérité. De là cette foule de systèmes tous moins sensés les uns que les autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des tâtonnements pour arriver à la vérité ; systèmes qui, d’ailleurs, occasionnent des recherches, et sont par là utiles dans leurs effets. — Les hypothèses ne sont pas nuisibles : toutes celles qui sont fausses se détruisent d’elles-mêmes. — Les arrangements prétendus méthodiques, qui ne sont que des dictionnaires arbitraires, sembleraient plutôt arrêter la marche de l’histoire naturelle, en la traitant comme si elle était complète, tandis qu’elle ne peut jamais l’être ; et pourtant ces méthodes font elles-mêmes des progrès. Pline n’est pas plus savant naturaliste que Linné ; au contraire, il s’en faut beaucoup. Mais Pline connaissait moins d’objets et moins de rapports de ces objets. Linné sent davantage combien sa mémoire est accablée du détail des objets, et que pour les reconnaître il y faut saisir des rapports. Il en cherche souvent d’arbitraires. — Eh bien ! ils céderont à la connaissance des nuances imperceptibles qui unissent les espèces. Le premier pas est de trouver un système ; le second de s’en dégoûter.