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les grands artistes. Aucun art ne peut subsister, si l’on ne parvient à engager un nombre d’hommes suffisant à le cultiver comme simple métier[1]. — Le luxe outré, où la vanité fait accumuler les ornements, parce qu’elle les considère moins comme ornements que comme signes d’opulence, étouffe le goût. On ne cherche plus le plaisir que font les choses aux sens et à l’esprit, on ne rentre plus en soi-même : on n’écoute plus que la mode. — Le vrai moyen de juger mal en tout genre, c’est de ne pas juger par ses yeux. Quand chacun juge, la multitude juge bien, parce que son jugement est celui du grand nombre ; mais, quand le monde ne fait qu’écouter, la multitude juge mal. — Une autre cause de mauvais goût a souvent été le progrès de la mécanique des arts. En tout, les hommes sont sujets à prendre le difficile pour le beau. Arts, vertus, tout est infecté de cette erreur ; de là les fausses vertus de beaucoup de philosophes.

On n’a connu qu’après un très-long temps que la vertu même chez les hommes, ainsi que la beauté dans les arts, dépendait de certains rapports entre les objets et nos organes. L’intelligence aime naturellement à saisir ces rapports, et les arts se perfectionnent quand ils ont atteint ce point. La mécanique de l’art perfectionnée devient un mérite dans l’ouvrier qui songe à montrer son adresse, et ne songe point à la manière dont les objets doivent plaire, qu’il est difficile de déterminer quand on ne la saisit pas avec une sorte d’instinct. De là l’architecture gothique, dont on ne revint qu’en prenant l’antiquité pour modèle, c’est-à-dire les temps où l’on avait éprouvé cette inspiration.

La Grèce avait aussi perdu le bon goût, ce qui prouve que ce n’est pas la seule barbarie qui l’étouffé ; mais elle s’apercevait moins qu’elle Lavait perdu, parce qu’elle n’avait pas eu à essuyer cette époque d’une barbarie sensible qui avertissait l’Europe d’aller chercher des modèles dans des temps plus heureux.

À l’égard de la peinture et de la sculpture, comme ce sont deux arts très-difficiles, elles durent tomber en décadence dès que la protection éclairée des princes leur manqua. Le débit même dans les églises, ni le luxe des particuliers, ne purent les soutenir, car les particuliers étaient appauvris, et, dans la faiblesse du commerce de toutes les parties de l’Europe, on choisissait peu. Le goût, qui se forme d’une comparaison répétée de belles choses, se perd quand le commerce des nations ne les leur met pas sous les yeux.

  1. Les Anglais, depuis bien des années, n’épargnent rien pour acquérir de beaux tableaux ; et ils n’ont pu avoir encore un seul grand peintre de leur nation.

    Les Italiens, les Français et les Flamands, un très-petit nombre d’Allemands et d’Espagnols, ont seuls réussi dans cet art. La raison en est que les Anglais ne payent que les bons tableaux. En bannissant les images des églises, ils se sont ôte le moyen de faire vivre les mauvais peintres, et même tes médiocres. Et dans tous les métiers où le mauvais ouvrier ne peut vivre, et où le médiocre n’est point à son aise, il ne se forme pas de grands hommes. Nos peintres du pont Notre-Dame, qui fournissent de tableaux toutes les petites églises de village, sont une pépinière indispensable pour former quelques grands peintres. En commençant dans un art on n’est guère assuré d’y réussir. Si donc il faut être sûr de parvenir au premier rang dans un métier pour avoir du pain, les pères n’y mettront point leurs enfants.

    Voilà pourquoi chez les Anglais il n’y a que très-peu de peintres. Presque tous les peintres hollandais n’ont peint que des paysages, des marines ou des bambochades, et je ne crois pas qu’on puisse nommer un seul peintre d’histoire un peu connu qui n’ait pas été catholique. (Note de l’auteur)