Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/666

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Revenons à nos hypothèses physiques dont la variété, comme on voit, est nécessaire, et dont l’incertitude n’empêche pas qu’on ne puisse à la fin trouver les vraies, du moins quand le détail des faits pourra être assez connu. Mais, outre la difficulté d’analyser les faits et de développer des hypothèses, il y a dans la manière dont on les a formées une autre source d’erreurs encore plus considérable. C’est le goût trop séduisant de l’analogie ; l’ignorance voit partout de la ressemblance, et malheureusement l’ignorance juge.

Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n’y eut rien de plus naturel que de supposer qu’ils étaient produits par des êtres intelligents, invisibles et semblables à nous ; car à quoi auraient-ils ressemblé ? Tout ce qui arrivait, sans que les hommes y eussent part, eut son dieu, auquel la crainte ou l’espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore imaginé d’après les égards qu’on pouvait avoir pour les hommes puissants ; car les dieux n’étaient que des hommes plus puissants et plus ou moins parfaits, selon qu’ils étaient l’ouvrage d’un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l’humanité.

Quand les philosophes eurent reconnu l’absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l’histoire naturelle, ils imaginèrent d’expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essences et facultés, expressions qui cependant n’expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit ces analogies et on multiplia les facultés pour rendre raison de chaque effet.

Ce ne fut que bien tard, en observant l’action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu’on tira de cette mécanique d’autres hypothèses que les mathémathiques purent développer, et l’expérience vérifier. — Voilà pourquoi la physique n’a cessé de dégénérer en mauvaise métaphysique qu’après qu’un long progrès dans les arts et dans la chimie eut multiplié les combinaisons des corps, et que, la communication entre les sociétés étant devenue plus intime, les connaissances géographiques ont été plus étendues, que les faits ont été plus certains, et que la pratique même des arts a été mise sous les yeux des philosophes. — L’imprimerie, les journaux littéraires et scientifiques, les mémoires des académies, ont augmenté la certitude au point que les seuls détails sont aujourd’hui douteux.

Il est un autre progrès de l’esprit humain moins reconnu, moins avoué, cependant réel, c’est celui qui est relatif aux arts de goût, aux tableaux, aux vers, à la musique. Quoi qu’en disent les admirateurs de l’antiquité, les lumières sur ces arts se sont étendues, sans que nous surpassions, ni même atteignions, dans les arts du dessin, la sublime beauté dont la Grèce a (pendant bien peu de temps) offert des modèles.

Comme sans être arbitraire le vrai goût est cependant très-difficile à saisir, comme sa nature peut être aisément émoussée par toutes sortes d’habitudes, il a été sujet à bien des révolutions. La peinture dépend de l’imitation ; l’architecture n’a été d’abord assujettie qu’à la manière de bâtir introduite par la commodité. Le mécanisme de ces deux arts s’est perfectionné, mais des modes bizarres ont fait varier le goût : Cette finesse de sentiment, dont dépend sa perfection, ne se trouve ni avec la barbarie, ni avec la mollesse. Elle dépend d’une élégance de mœurs, d’un luxe modéré qui n’étouffe pas encore les lumières, qui soit suffisant pour le débit des objets agréables et pour occuper les artistes médiocres, parmi lesquels se forment et brillent