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Lorsque les Grecs, chassés de Constantinople, se réfugièrent en Italie, ils y trouvèrent une terre préparée.

La majesté de Rome n’était pas entièrement oubliée. Il lui restait ses monuments et des pompes religieuses. Les Italiens lurent poètes et politiques. Ils se formèrent des idées de patrie. Les guerres de Charles VIII anéantirent tous les petits tyrans qui gênaient la liberté publique et opprimaient les campagnes. Le pays resta partagé entre des républiques et des princes puissants. Le choc des grands princes est moins funeste que les disputes des petits. Au milieu de leurs guerres, une partie du territoire peut encore être paisiblement cultivée. L’effort partant d’une plus grande masse, et ses coups frappant sur des masses plus grandes aussi, chaque partie souffrait un peu moins, et toutes conservaient davantage leurs situations respectives.

Ce qui s’était fait en Italie fut répété dans l’Europe entière sous de plus grandes proportions. L’Italie fournit aux autres peuples l’exemple et les moyens, les savants, les artistes, les ingénieurs, les militaires habiles, les politiques, les hommes d’État.

On arriva où nous sommes, et d’où nous pouvons aller beaucoup plus loin.

— Toute espèce de lumière ne vient à nous qu’avec le temps ; plus sa progression est lente, plus l’objet, entraîné par le mouvement rapide qui éloigne ou rapproche tous les êtres, est déjà loin du lieu où nous le voyons. Avant que nous ayons appris que les choses sont dans une situation déterminée, elles ont déjà changé plusieurs fois. Ainsi nous apercevons toujours les événements trop tard, et la politique a toujours besoin de prévoir, pour ainsi dire, le présent.

— Un des plus grands malheurs pour les princes, est de conserver des prétentions anciennes qu’ils ne peuvent plus faire valoir. Elles nourrissent leur orgueil et les aveuglent sur leurs intérêts. Elles les éloignent de ceux qui devraient être leurs amis, et l’ennemi commun en profite. — Il faut beaucoup de sagacité et même de génie pour savoir toujours connaître son intérêt au milieu d’une multitude de circonstances qui changent sans cesse. C’est par là que la politique de l’équilibre a presque toujours manqué, et manquera souvent son objet. — L’Europe était encore ennemie de la maison d’Autriche lorsque celle-ci avait entièrement perdu sa prépondérance. L’impression de terreur chez les nations subsiste après le danger, de même que la foudre est déjà dissipée tandis qu’on entend au loin le bruit du tonnerre multiplié par les échos des montagnes et des rochers. — Il a fallu que Louis XIV, par la guerre de Hollande, rompit le charme, réveillât l’Europe, et lui apprît à le craindre à son tour. Alors Guillaume devint l’âme de l’Europe. Un fanatisme contre la France s’établit, et il dura longtemps après que la paix de Riswick eut démontré que la puissance de la France avait atteint son terme et pris une marche rétrograde. — Entraînée par ce fanatisme qui n’avait plus de fondement, l’Europe combattit pour mettre l’Espagne et l’Empire sur la même tête, et rendre à la maison d’Autriche une puissance aussi formidable que celle de Charles-Quint. Elle arracha les Pays-Bas à la maison de France, et par là réunit indissolublement la France et l’Espagne. — Et quand la reine Anne, par la paix d’Utrecht, sauva l’Europe entière encore plus que la France, son peuple l’accusa de faiblesse et de trahison.

— Il y a eu un droit des gens entre les nations dès qu’elles eurent un certain commerce ensemble, comme des règles de morale entre les hommes dès qu’ils se sont rencontrés, paire qu’il n’y a point de société sans lois.