Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/682

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— La discipline et la subordination peuvent l’emporter sur la force corporelle, sur la valeur exaltée, sur la liberté même, comme on l’a vu dans les guerres contre les barbares. — Ils n’ont vaincu l’empire romain que divisé, abattu, mal gouverné, et jamais les légions romaines dans la vigueur de la discipline. Ces légions, au temps de la plus grande liberté, ont connu la discipline la plus sévère.

Mais la république fut asservie dès que le commandement des armées fut continué aux proconsuls pour plusieurs années, et qu’ils purent conserver sous le drapeau les mêmes soldats. — Il se forma pour lors entre le proconsul et ses soldats une sorte d’association, un nouveau corps politique, une nation nouvelle, si l’on peut ainsi dire ; et pour la république cette nouvelle nation ne ressemblait pas mal à un peuple barbare qui serait survenu. L’autorité annuelle des consuls, leurs légions de nouvelle levée, ne pouvaient guère résister à ces proconsuls devenus princes par le dévouement personnel de leurs vieux soldats.

— L’observation, par un homme penseur, d’un fait qui le frappe, et dont il sait tirer des conséquences utiles, est ce qui produit les découvertes. — Nous appelons la rencontre de ce fait et de cet homme un hasard. Il est clair que ces hasards seraient plus fréquents si les hommes étaient plus instruits, si leur raison était plus cultivée.

— Un jeu d’enfant découvre le télescope, perfectionne l’optique, étend à nos yeux les bornes de l’univers dans le grand et le petit : ce fut l’ouvrage de peu d’années.

Il y a deux mille cinq cents ans qu’on fait frapper des médailles en gravant à rebours les inscriptions qu’on a voulu qu’elles portassent. — Et il n’y a que trois cents ans qu’on s’est avisé d’imprimer sur le papier avec des caractères ainsi gravés. Le pas était bien plus court : il a coûté vingt-deux siècles.

— En dirigeant les forces de votre esprit à découvrir des vérités nouvelles, vous craignez de vous égarer. Vous aimez mieux demeurer paisiblement dans les opinions le plus généralement reçues, quelles qu’elles soient. — C’est-à-dire que vous ne voulez point marcher de peur de vous casser les jambes. Mais par là vous êtes dans le cas de celui qui aurait les jambes cassées : les vôtres vous sont inutiles. — Et pourquoi Dieu a-t-il donné des jambes aux hommes, si ce n’est pour marcher ? ou de l’esprit, si ce n’est pour s’en servir ?

— Ce n’est pas l’erreur qui s’oppose aux progrès de la vérité. Ce sont la mollesse, l’entêtement, l’esprit de routine, tout ce qui porte à l’inaction. — Les progrès même des arts les plus pacifiques chez les anciens peuples de la Grèce, et dans leurs républiques, étaient entremêlés de guerres continuelles. On y était comme les Juifs bâtissant les murs de Jérusalem d’une main, combattant de l’autre. Les esprits étaient toujours en activité, les courages toujours excités, les lumières y croissaient chaque jour.

Quand les barbares ont conquis l’Europe, ils ont paru détruire les sciences et les arts. Mais ils se sont policés ; et cette apparente destruction a répandu sur un plus grand nombre de nations les germes de ces sciences, qu’on aurait crues perdues.

Les moines conservèrent quelques livres, partant quelques lumières. Les princes et les magnats quelque faste, partant quelques arts. — Les croisades elles-mêmes rendirent un grand nombre de serfs à la liberté que leurs seigneurs leur vendirent ; et elles rapportèrent de l’Asie quelques notions de médecine, de mathématiques, d’astronomie et de commerce.