Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/686

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l’intolérance, parce que c’est à la puissance politique à juger si telle ou telle chose nuit à l’intérêt de l’État ; et parce que cette puissance, exercée par des hommes, est souvent dirigée par leurs erreurs. — Mais ce danger n’est qu’apparent : ce sont les hommes déjà intolérants qui font servir ce principe de voile à leurs préjugés. Ceux au contraire qui sont convaincus des avantages de la tolérance, n’en abuseront pas. Ils sentiront toujours que, s’il y a dans une religion un dogme qui choque un peu le bien de l’État, il est fort rare que l’État en ait rien à craindre, pourvu que ce dogme ne renverse pas les fondements de la société ; que les règles du droit public bien établies, bien éclaircies, et le pouvoir de la raison, ramèneront plutôt les hommes au vrai, que ne le feraient des lois par lesquelles on attaquerait des opinions que les hommes regarderaient comme sacrées ; que, si la persécution ne presse pas le ressort du fanatisme, la fausseté du dogme deviendra dans l’esprit des gens sages, contre cette religion, une démonstration qui la minera à la longue, et fera écrouler de lui-même un édifice contre lequel toutes les forces de l’autorité se seraient brisées ; qu’alors, pour l’intérêt même de cette religion et pour se justifiera eux-mêmes leur croyance, ses ministres seront forcés de devenir inconséquents, et de donner à leurs dogmes des adoucissements qui les rendront sans danger. Enfin les véritables tolérants sentiront qu’il n’y a rien à craindre d’une religion vraie ; ils compteront sur l’empire de la vérité. Ils sauront qu’une religion fausse tombera plus sûrement en l’abandonnant à elle-même et à l’examen des esprits tranquilles, qu’en réunissant ses sectateurs par la persécution ; et qu’il est très-dangereux de rallier les hommes à la défense des droits de leur conscience, et de tourner vers cette défense l’activité de leur âme, qui ne manquerait pas de les diviser sur l’usage qu’ils ont à faire de ces droits, si on les en laissait jouir pleinement. Me voilà un peu écarté de la question que vous m’avez faite : j’y reviens.

J’ai dit qu’aucune religion n’avait droit à être protégée par l’État. Il suit immédiatement, du principe de la tolérance, qu’aucune religion n’a de droit que sur la soumission des consciences. L’intérêt de chaque homme est isolé par rapport au salut ; il n’a dans sa conscience que Dieu pour témoin et pour juge. Les liens de la société n’ont rapport qu’aux intérêts dans la poursuite desquels les hommes ont pu s’entr’aider, ou qu’ils ont pu balancer l’un par l’autre. Ici le secours des autres hommes serait impossible, et le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L’État, la société, les hommes en corps, ne sont donc rien par rapport au choix d’une religion ; ils n’ont pas le droit d’en adopter une arbitrairement, car une religion est fondée sur une conviction.

Une religion n’est donc dominante que de fait et non pas dans le droit ; c’est-à-dire que la religion dominante, à parler selon la rigueur du droit, ne serait que la religion dont les sectateurs seraient les plus nombreux.

Je ne veux cependant pas interdire au gouvernement toute protection d’une religion. Je crois au contraire qu’il est de la sagesse des législateurs d’en présenter une à l’incertitude de la plupart des hommes. Il faut éloigner des hommes l’irréligion et l’indifférence qu’elle donne pour les principes de la morale. Il faut prévenir les superstitions, les pratiques absurdes, l’idolâtrie dans laquelle les hommes pourraient être précipités en vingt ans, s’il n’y avait point de prêtres qui prêchassent des dogmes plus raisonnables. Il faut craindre le fanatisme et le combat perpétuel des superstitions et de la lumière ; il faut craindre le renouvellement de ces sacrifices barbares qu’une terreur