Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/687

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absurde et des horreurs superstitieuses ont enfantées chez des peuples ignorants. Il faut une instruction publique répandue partout, une éducation pour le peuple, qui lui apprenne la probité, qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs sous une forme claire, et dont les applications soient faciles dans la pratique. Il faut donc une religion répandue chez tous les citoyens compris dans l’État, et que l’État en quelque sorte présente à ses peuples, parce que la politique qui considère les hommes comme ils sont, sait que pour la plus grande partie ils sont incapables de choisir une religion ; et que si l’humanité et la justice s’opposent à ce qu’on force des hommes à adopter une religion qu’ils ne croient pas, cette même humanité doit porter à leur offrir le bienfait d’une instruction utile et dont ils soient libres de faire usage. Je crois donc que l’État doit, parmi les religions qu’il tolère, en choisir une qu’il protège ; et voici à quoi je réduis cette protection pour ne blesser ni les droits de la conscience, ni les sages précautions d’une politique équitable, qui doit éviter d’armer les sectes les unes contre les autres par des distinctions capables de piquer leur jalousie.

Je voudrais que l’État ne fît autre chose pour cette religion que d’en assurer la durée, en établissant une instruction permanente, et distribuée dans toutes les parties de l’État, à la portée de tous les sujets ; c’est-à-dire que je ne veux autre chose, sinon que chaque village ait son curé ou le nombre de ministres nécessaire pour son instruction, et que la subsistance de ces ministres soit assurée indépendamment de leur troupeau, c’est-à-dire par des biens-fonds. Ce n’est pas là un droit qu’ait la religion ; car c’est à celui qui la croit et qui croit avoir besoin d’un ministre, à le payer. Mais on sent bien que, s’il n’y avait pas des ministres dont la subsistance fût indépendante des révolutions qui arrivent dans les esprits, toutes les religions s’élèveraient successivement sur les ruines les unes des autres, et la seule avarice laisserait bien des cantons sans aucune instruction. Je ne laisserais donc aux ministres des religions tolérées que les subsides de leurs disciples, ou, si je leur permettais d’avoir quelques fonds, je permettrais aussi à leurs disciples de les aliéner ; et peut-être à la longue ce moyen suffirait-il pour réunir les esprits sans violence dans une même croyance, du moins si la religion protégée était raisonnable. Il est évident qu’il faudrait exiger de ceux qui professeraient la religion protégée des formes pour donner et pour ôter leurs bénéfices ; mais l’établissement et l’application de ces formes n’appartiendraient jamais sous aucun rapport à l’autorité civile. Les tribunaux civils seraient toujours obligés, en jugeant le possessoire, de se conformer à la décision des corps ecclésiastiques ; et si par hasard ceux-ci commettaient des injustices en destituant quelque ministre, il faudrait dire que ce ministre n’avait pas un véritable droit sur ce bénéfice, et que cette injustice n’est pas plus du ressort des tribunaux que celle d’un maître qui renvoie un domestique.

Un État choisira ordinairement pour l’adopter la secte la plus nombreuse ; il y a toujours à parier qu’elle est celle de ceux qui gouvernent. Il faut pourtant avouer que toute religion n’est pas propre à être ainsi adoptée par la politique. Une religion qui paraîtrait fausse par les lumières de la raison, et qui s’évanouirait devant ses progrès, comme les ténèbres devant la lumière, ne devrait point être adoptée par le législateur. Il ne faut pas élever un de ces palais de glace que les Moscovites se plaisent à décorer, et que le retour de la chaleur détruit nécessairement, souvent avec un fracas dangereux. On