Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/721

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III. Cette étude est importante non-seulement par l’influence que les langues ont sur nos connaissances, mais encore parce qu’on peut retrouver dans la construction des langues des vestiges des premiers pas qu’à fait l’esprit humain. Peut-être sur cela les jargons des peuples les plus sauvages pourraient nous être plus utiles que les langues des peuples les plus exercés dans l’art de parler, et nous apprendraient mieux l’histoire de notre esprit. À peine sommes-nous nés que nous entendons répéter une infinité de mots qui expriment plutôt les préjugés de ceux qui nous environnent que les premières idées qui naissent dans notre esprit : nous retenons ces mots, nous leur attachons des idées confuses ; et voilà bientôt notre provision faite pour tout le reste de notre vie, sans que le plus souvent nous nous soyons avisés d’approfondir la vraie valeur des mots, ni la sûreté des connaissances qu’ils peuvent nous procurer ou nous faire croire que nous possédons.

III. 1o Il est sûr que les langues sauvages nous apprendraient mieux les premiers pas qu’a faits l’esprit humain. Sans elles cependant ils ne nous sont pas inconnus. Beaucoup d’onomatopées, des noms de choses sensibles, enfin des métaphores, voilà les trois premiers pas ; pas une construction régulière, beaucoup d’expressions, de gestes, de signes abstraits, mais de choses corporelles. — Quelques gens pensent que les idées abstraites sont venues fort tard ; je ne suis pas de cet avis, et j’en dirai plus bas les raisons. Mais, pour connaître bien la marche de notre esprit, il faudrait nous instruire par des observations suivies sur la manière dont les mots s’arrangent dans notre tête ; il faudrait étudier comment les signes font naître les idées.

Quant à ces idées confuses dont parle Maupertuis, je dirais que souvent nous n’attachons aucune idée nette à nos mots, mais nous faisons un arrangement méthodique des signes qui sont pour nous comme une tablature qui nous serf à raisonner sur des à peu près, c’est-à-dire sans aucune exactitude : rien n’assimile autant les objets que l’ignorance ; les arbres vus de loin ne sont que des arbres. Voyez un peintre qui peint des lointains, il travaille comme l’esprit de l’ignorant : rien de différencié ; les hommes sont des hommes, les maisons sont des maisons ; voilà tout, et voilà nos idées confuses.

IV. Il est vrai que, excepté ces langues qui ne paraissant que des traductions les unes des autres, toutes les autres étaient simples dans leurs commencements ; elles ne doivent leurs origines qu’à des hommes simples et grossiers, qui ne formèrent d’abord que le peu de signes dont ils avaient besoin pour exprimer leurs premières idées. Mais bientôt les idées se combinèrent les unes avec les autres, et se multiplièrent ; on multiplia les mots, et souvent même au delà du nombre des idées.

IV. 1o Si, par langue simple,. Maupertuis entend celles où il y a peu de mots, il a tort ; et s’il l’entend autrement, il a tort encore de dire que les premières langues fussent simples.

2o Des hommes grossiers ne font rien de simple ; il faut des hommes perfectionnés pour y arriver ; et une langue ne devient simple que lorsque les mots sont de purs signes, ce qui n’est pas dans l’origine, où tout est métaphore, souvent forcée.

3o Les mots sont répétés, mais jamais inventés sans une idée répondant à une sensation.

V. Cependant ces nouvelles expressions qu’on ajouta dépendirent beaucoup des premières qui leur servirent de bases : et de là est venu que, dans les mêmes contrées du monde, dans celles où ces bases ont été les mêmes, les esprits ont fait assez le même chemin, et les pris à peu près le même tour.