Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/801

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Je voudrais aussi que Zilia traitât un peu de l’abus dont je viens de parler ; de la manière dont on fait les mariages sans que les époux qu’on engage se connaissent, uniquement sur l’autorité des parents, qui ne se déterminent que par la fortune de rang ou d’argent, ou de rang que l’on espère bien qui se traduira un jour en argent ; au point qu’un propos qui se tient tous les jours : il a fait une sottise, un mariage d’inclination, a dû beaucoup surprendre Zilia. Ce qu’elle dit à l’occasion de la mère de Céline a bien quelque rapport à cette matière, mais je crois qu’on ne peut trop y revenir, et qu’on s’en occupera longtemps avant de corriger les hommes sur cet article.

Je sais que les mariages d’inclination même ne réussissent pas toujours. Ainsi, de ce qu’en choisissant on se trompe, on conclut qu’il ne faut pas choisir. La conséquence est plaisante.

Cette réflexion me conduit à un autre article bien important pour le bonheur des hommes, dont je souhaiterais que Zilia parlât. Je voudrais approfondir les causes de l’inconstance et des dégoûts entre les gens qui s’aiment. Je crois que, quand on a un peu vécu avec les hommes, on s’aperçoit que les tracasseries, les humeurs, les picoteries sur des riens, y mettent peut-être plus de trouble et de divisions que les choses sérieuses. Il est déplorable de voir tant de divisions et tant de personnes malheureuses précisément pour des riens. Combien d’aigreurs naissent sur un mot, sur l’oubli de quelques égards ! Si l’on pesait dans une balance exacte tant de petits torts, si l’on se mettait à la place de ceux qui les ont, si l’on pensait combien de fois on a eu soi-même des mouvements d’humeur, combien on a oublié de choses !… Un mot dit au désavantage de notre esprit suffit pour nous rendre irréconciliables, et cependant combien de fois nous sommes-nous trompés en pareille matière ! Combien de gens d’esprit que nous avons pris pour des sots ! et pourquoi d’autres n’auraient-ils pas le même droit que nous ? — Mais leur amour-propre leur fait trouver du plaisir à se préférer à nous. — De bonne foi, sans notre amour-propre, en serions-nous si choqués ? L’orgueil est le plus grand ennemi de l’orgueil ; ce sont deux ballons enflés qui se repoussent réciproquement : excusons celui d’autrui et craignons le nôtre. La nature, en formant les hommes si sujets à l’erreur, ne leur a donné que trop de droits à la tolérance. Eh ! pourquoi ce qui nous regarde en sera-t-il excepté ? Voilà le mal, c’est qu’il est très-rare de se juger équitablement, c’est que presque personne ne se pèse avec les autres. Nous sentons les moindres piqûres qu’on nous fait, cela doit être dans le premier mouvement et chacun pour soi ; mais je voudrais qu’après ce premier mouvement, on convînt qu’on a tort, du moins qu’on n’exigeât pas que les autres convinssent du leur, s’ils l’ont. Et il est très-commun que l’on ait tort des deux côtés, au moins celui de se fâcher.

Qu’il faut d’adresse pour vivre ensemble, pour être complaisant sans s’avilir, pour reprocher sans dureté, pour corriger sans empire, pour se plaindre sans humeur ! — Les femmes surtout, qu’on instruit à croire que tout leur est dû, ne peuvent souffrir la contradiction ; c’est, de toutes les dispositions d’esprit, la plus propre à se rendre malheureux et tous ceux avec qui l’on vit. Rien au monde n’est plus triste que de songer toujours aux égards qu’on nous doit ; c’est le vrai moyen d’être insupportable, c’est faire aux autres un fardeau de ces égards qu’on désire : on ne se plaît à les rendre que quand ils ne sont point exigés. Le meilleur conseil qu’on puisse donner aux gens qui vivent ensemble, est de s’avertir toujours de tous les sujets de plain-