Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/802

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tes qu’ils peuvent se donner ; cela arrête dans leur source toutes les tracasseries qui deviennent si souvent des haines. — Mais il faut le faire avec la confiance la plus entière, s’accoutumer à se condamner de bonne foi, à s’examiner et se juger avec une entière impartialité. Je ne parle pas d’assaisonner les plaintes par les tours les plus agréables, par un mélange de louanges et de tendresse. Que cet art est difficile ! Faute de se rendre propre à l’exercer, on n’ose jamais entrer en explication, ou on ne le fait que quand l’humeur retrace les défauts de son ami, et c’est le seul moment où l’on soit incapable d’y porter la grâce et la bonté qui permettent de tout dire, de tout supporter, qui aident à tout concilier. C’est, au contraire, se faire une arme dangereuse des instruments inventés pour sauver et pour guérir : ce qu’il faut surtout éviter, est de parler aux gens de ce qui nous blesse dans le moment où nous en sommes piqués, et il importe de commencer par laisser évanouir son humeur avant d’entrer en éclaircissement. Il est vrai que, de quelque adresse que l’on use pour adoucir les reproches, il y a des personnes qui ne savent pas les recevoir ; des avis leur paraissent des gronderies ; ils imaginent toujours voir dans celui qui les leur donne une affectation de supériorité et d’autorité que leur cœur repousse ; et il faut avouer que c’est aussi un défaut des donneurs d’avis. J’ai souvent vu des personnes qui disaient pour toute réponse : Je suis fait comme cela, et je ne changerai pas. Ce sont des gens dont l’amour-propre embrasse leurs défauts même, qui se les incorporent et qui les chérissent autant qu’eux. Cette mauvaise disposition vient peut-être de la manière dont on nous a donné des avis dans l’enfance, toujours sous la forme de reproche, de correction, avec le ton d’autorité, souvent de menace. De là, une jeune personne, en sortant de la main de ses maîtres ou de ses parents, met tout son bonheur à n’avoir à rendre compte de sa conduite à personne ; l’avis le plus amical lui paraît un acte d’empire, un joug, une continuation d’enfance : eh ! pourquoi ne pas accoutumer les enfants à écouter les avis avec douceur, en les donnant sans amertume ? Pourquoi employer l’autorité ? Je voudrais qu’on fît sentir réellement à un enfant que c’est par tendresse qu’on le reprend ; et comment le lui faire sentir, si ce n’est par la douceur ? Que je veux de mal à Montaigne d’avoir en quelques endroits blâmé les caresses que les mères font aux enfants ! Qui peut en savoir plus qu’elles ? C’est la loi que la nature a établie, c’est l’instinct que la Providence leur a donné elle-même ; malheur à quiconque prétend en savoir plus qu’elle ! C’est l’assaisonnement que la raison apprend à joindre aux instructions, quand on veut qu’elles améliorent. On ignore apparemment que les caresses d’une mère courageuse inspirent le courage, qu’elles sont le plus puissant véhicule pour faire passer dans une âme toutes sortes de sentiments.

Bien loin de me plaindre des caresses qu’on fait aux enfants, je me plaindrai bien plus de ce qu’on en ignore toute la force, de ce qu’on laisse inutile un instrument si puissant ; je me plaindrai surtout de ce que l’éducation n’est chez nous, la plupart du temps, qu’un amas de règles très-frivoles pour enseigner des choses très-frivoles. Combien ne serait-il pas à propos d’apprendre aux enfants cet art de se juger eux-mêmes, de leur inspirer cette impartialité qui bannit de la société, sinon l’humeur, du moins les brouilleries qu’occasionne l’humeur ! Combien les hommes ne seraient-ils pas plus heureux s’ils avaient acquis, dès l’enfance, cette adresse à donner des avis, cette docilité à les recevoir et à les suivre dont j’ai parlé ! On croit que l’éducation est impuissante à donner cette attention perpétuelle sur soi-