Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/810

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Lettre VII. — Au même. (Limoges, 17 janvier 1770.)

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Vous êtes bien sévère : ce n’est pas là un livre[1] qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise cause ; mais on ne peut la soutenir avec plus d’esprit, plus de grâces, plus d’adresse, de bonne plaisanterie, de finesse même et de discussion dans les détails. Un tel livre écrit avec cette élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’expression, et par un étranger, est un phénomène peut-être unique. L’ouvrage est très-amusant, et malheureusement il sera très-difficile d’y répondre de façon à dissiper la séduction de ce qu’il y a de spécieux dans les raisonnements, et de piquant dans la forme. Je voudrais avoir du temps, mais je n’en ai point ; vous n’en avez point non plus. Dupont (de Nemours) est absorbé dans son journal ; l’abbé Beaudeau répondra trop en économiste, etc.


Lettre VIII. — À Mademoiselle de l’Espinasse. (Limoges, 26 janvier 1770.)

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Vous croiriez que je trouve son ouvrage bon[2], et je ne le trouve que plein d’esprit, de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc. ; mais je suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit infiniment mal employé, et d’autant plus mal, qu’il aura plus de succès, et qu’il donnera un appui à tous les sots et les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant contre Franklin sur l’électricité, des Montaran disputant contre M. de Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac attaquant la tolérance. Cet art consiste à ne jamais commencer par le commencement, à présenter le sujet dans toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient pas à la question et ne doit entrer pour rien dans la solution. L’abbé Galiani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du commerce des grains, ressemble à celui qui, faisant un livre sur les moyens qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier chapitre des Culs-de-jatte ; ou bien à un géomètre qui, traitant des propriétés des triangles, commencerait par les triangles blancs, comme les plus simples, pour traiter ensuite des triangles bleus, puis des trianglesrouges, etc.

Je dirai encore généralement que, quiconque n’oublie pas qu’il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique. Je n’aime pas non plus à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les ne quid nimis, et avec tous ces gens qui jouissent du

  1. Les fameux Dialogues sur le commerce des blés, de l’abbé Galiani, qui furent retouchés par Diderot, s’il faut en croire l’abbé Morellet. Ce dernier fut invité, par M. Trudaine de Montigny elle duc de Choiseul, à donner une réfutation de cet ouvrage. Morellet récrivit en 1770, mais l’abbé Terray en empêcha la publication, et elle n’eut lieu que vers 1774. C’est un in-8o de près de 400 pages. (E. D.)
  2. Dialogues sur le commerce des blés, sujet de la lettre précédente. (E. D.)