Page:Un ancien diplomate.- L'esclavage en Afrique, 1890.djvu/221

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ser l’onde comme des poissons volants. Ceux qui les montaient n’attendirent pas nos paroles. Arrivés à vingt-cinq ou trente brasses, ils nous jetèrent des lances en nous criant : « De la viande ! de la viande ! Bo-bo-bo-bo bobo « bo-oo… »

« Je me levai pour leur répondre, et je le fis sans colère. Par instants, il me semblait que c’était un rêve, l’épisode d’un cauchemar. Comment se figurer qu’il y avait des gens qui ne voyaient en moi et mes compagnons que de la viande ? Nous, de la viande ! Quelle idée ! Un de ces misérables, d’un affreux embonpoint, s’approcha de ma barque, et exerça sur moi une sorte de fascination. J’ai encore devant les yeux le tournoiement de son arme, le rire fixe de sa large bouche, ses grandes dents, sa tête hideuse inclinée vers l’épaule gauche, son front bas, sa chevelure courte et épaisse. L’oublierai-je jamais ? Je le vis reculer enfin le bras droit, se jeter le corps en arrière, toujours avec le même rire sur la face. Je me sentis compter mentalement : un, deux, trois, quatre, — Houitz ! La lance m’effleura les épaules et entra dans l’eau en sifflant. Le charme était rompu. Les fusils partirent. Cinq minutes après le fleuve était libre. Je fis ramasser les boucliers et donnait l’ordre de conserver désormais tous ceux qu’on