Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/45

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Donc, ni maîtresses, ni créanciers, ni anecdotes, ni aventures, — on est conduit au système le plus honnête : imaginer à l’exclusion de tous ces détails extérieurs, un être théorique, un modèle psychologique plus ou moins grossier, mais qui représente, en quelque sorte, notre propre capacité de reconstruire l’œuvre que nous nous sommes proposé de nous expliquer. Le succès est très douteux, mais le travail n’est pas ingrat : s’il ne résout pas les problèmes insolubles de la parthénogenèse intellectuelle, du moins il les pose, et dans une netteté incomparable.

Dans la circonstance, cette conviction était mon seul bien positif.



La nécessité où j’étais placé, le vide que j’avais si bien fait de toutes les solutions antipathiques à ma nature, l’érudition écartée, les ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état désespéré… Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que d’attribuer à l’infortuné Léonard mes propres agitations, transportant le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s’il les eût rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance supposée. J’osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses, ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la Renaissance ? Sa naïveté