Page:Vande Wiele - Misère intellectuelle, 1888.djvu/5

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séduction un peu étrange, un âge incertain ; les yeux d’un bleu pâle sont très grands et ils ont cette profondeur et cette limpidité des yeux des adolescents que la vie étonne ; c’est qu’en effet, il est resté de la candeur et je ne sais quelle puérile indécision dans le caractère de ce piocheur qui, si sagement, a poursuivi un but pour lequel il n’était pas fait et qui, malgré un esprit tourné vers l’illusion, s’est astreint jusqu’ici, uniquement, à amasser une fortune. Son corps non plus n’a rien de cette raideur, de cette maturité, de ce définitif des hommes sur qui près d’un demi-siècle a passé ; Jean Dovey, qui est d’une taille assez haute, révèle dans tous ses mouvements une souplesse et une grâce féminines ; ses pieds et ses mains sont d’une petitesse presque ridicule pour son sexe et lorsqu’il sourit, son regard a une flamme si douce, ses lèvres découvrent des dents si régulières, si saines, et ses cheveux, par là-dessus, ses cheveux fins et d’un blanc vénérable, produisent un tel contraste que la date de sa naissance devient tout à fait énigmatique et qu’on lui accorderait indifféremment beaucoup plus ou beaucoup moins que son âge réel : trente ans aussi bien que cinquante.

Hélas ! ses trente ans sont loin et il le sent de reste quoique, après s’être longuement contemplé dans la glace, il se soit trouvé, ce qui est exact, l’aspect très jeune. À trente ans, il ne fût pas resté ainsi des heures devant son écritoire sans en rien faire sortir.

Il a jeté un coup d’œil vers le feu qui brûle gaiement, qui éparpille une artillerie d’étincelles sous le manteau de la cheminée flamande, et le bruit rieur de ce joli feu, la lumière sereine qui tombe d’aplomb de la fenêtre sur son bureau, le parfum léger des fleurs d’arrière-saison qui sont à côté de lui, dans le vase de Sèvres rose, tout cela l’enlève et le sort de lui-même : il travaillera ce matin. Certes, il travaillera ; il en est persuadé.

Déjà, il prépare ses cahiers, qui sont de ce papier uni et imperceptiblement odorant dont la virginité doit avoir pour l’écrivain, selon la comparaison d’Alexandre Dumas, « le même attrait irrésistible que la jatte de crème pour les petits chats » ; déjà, il a trempé sa plume dans l’encre, il a tracé, avec émotion, mais d’une main qui ne tremble pas, un titre… le titre longtemps discuté avec lui-même, de son futur ouvrage ; cela s’appellera Les Anémiques et sera une cruelle et minutieuse étude de cette fin de siècle qui s’en va, Jean Dovey en a la préscience, à la déroute et à l’épuisement par le trop de civilisation. Le titre écrit et bien lisible, le roman-