Page:Vande Wiele - Misère intellectuelle, 1888.djvu/6

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cier ajoute, au-dessous, son nom et puis, en chiffres romains, le nombre vingt-deux qui est celui de ses volumes, les Anémiques comptés. Ensuite, il saute un feuillet, pour le commencement en belle page et, au milieu de cette belle page, il écrit une seconde fois ces mots : Les Anémiques et, plus bas, Chapitre premier.

Alors, il s’arrête et il ne peut s’empêcher de juger bien enfantins ces préliminaires auxquels, généralement, les plumitifs novices attachent seuls de l’importance. L’essentiel c’est de faire le livre, et maintenant qu’il s’est mis en demeure de s’exécuter, qu’il s’est amené lui-même à sa table de travail, comme un forçat à la corvée, voilà que les idées fuient et s’évaporent sans qu’il les puisse retenir, sans que, de ce premier chapitre qu’il vient d’annoncer et qu’il croyait posséder d’un bout à l’autre, une phrase ou ne fût-ce qu’un mot lui reste présent à la mémoire. Mais il s’obstine, il ne consent pas à s’avouer vaincu si vite… Installé dans son grand fauteuil, l’une de ses mains appuyée sur le tas de cahiers, l’autre crispée, retenant le porte-plume, il cherche, il cherche…, pressurant son cerveau, sollicitant avec instance la pensée rebelle.

Et c’est, tout à coup, sous ce rude assaut, un chaos abominable dans sa tête paresseuse, où se battent furieusement son vouloir et son intelligence. Pourtant, cette fois, il n’abdiquera point, il entend fournir son chapitre et il le fournira… ; mais les éléments lui font défaut, la forme, cette forme triomphante et que, si longtemps, il a su plier à son désir, cette forme dont il se croyait le maître, dont il jouait en virtuose, la forme même le trahit…, et après avoir relu la demi-page pleine de ratures qu’il a réussi à écrire au bout d’une heure, à force d’obstination, il la sent tellement faible qu’il la déchire avec un cri de rage.

Une crainte affreuse s’empare de lui et le poigne : c’est fini ; il n’écrira plus jamais, il ne sait plus ; son talent agonise… et c’est une anémie aussi qui vient de l’étreindre, l’anémie de son cerveau déjà trop exploité et qui s’insurge. L’œuvre qu’il voulait faire sera éternellement dans les limbes, avec tous les projets avortés, toutes les utopies mortes, et l’infortuné va disparaître avant son heure, avant l’âge, sans avoir donné sa mesure, dans l’amertume de la vocation non suivie, de l’idéal irréalisé.