Page:Vande Wiele - Misère intellectuelle, 1888.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


III


Oh ! la misère de cette diminution consciente de soi-même, chez le travailleur intellectuel…, qui saura la décrire de façon assez précise pour que les autres, ceux qui ne dépendent point d’un privilège aussi fragile, en comprennent les tortures ?

Qui dira l’inquiétude constante chez ces ouvriers du Rêve, sachant trop qu’en dépit des arides études faites et de l’habileté acquise, ils trouveront quelque jour, fatalement, l’outil indocile, la source de leur imagination tarie, et qui redoutent chaque matin, au réveil, que ce jour-là soit arrivé ?

Bien souvent, en allant à sa table, Jean Dovey avait connu cette fugitive angoisse qui met de la sueur froide au front de l’écrivain tandis que, mal disposé ou d’inspiration moins vive que de coutume, il songe brusquement que la flamme qui éclairait son talent s’est éteinte et qu’il se pourrait bien qu’il eût perdu le don de créer ; mais l’accident n’avait qu’une durée passagère et, avec un peu d’énergie, le romancier en avait vite raison.

Ce jour-là, qui était le premier jour d’effort sérieux après dix-huit mois de repos, d’absolue inaction, il fut immédiatement certain que toute tentative serait vaine et, à son trouble violent, à cette agitation anxieuse et révoltée qui, tout d’abord, lui conseillait la lutte, succéda, sans transition, une terrible accalmie. Il s’était levé ; la plume lui était tombée des doigts et il demeurait immobile devant le feu, tout droit, très grand, et très mince dans son veston d’appartement, pâle comme un spectre, hagard, anéanti :

— Pourtant, murmurait-il tout bas, la voix changée, pourtant, j’ai eu du talent, moi !… j’ai su écrire et j’ai signé des livres qui avaient du mérite. Ils sont là…

Et il ouvrit sa bibliothèque, avec la pensée, familière à tout artiste momentanément en peine de production, de revoir ses vieilles œuvres afin d’y puiser, en même temps que l’assurance en sa valeur, quelque rappel d’idées non encore parfaitement définies et propres à un nouveau service. Mais il eut tôt fait de constater que ce pillage de soi-même ne lui serait d’aucun secours : d’autres avaient pu trouver du charme à ses romans…, lui, les jugeait pitoyables et c’est avec un sanglot atroce qu’il les rejeta, l’un après l’autre, loin de lui, dès qu’il les eut feuilletés. Il n’y avait rien au fond de