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Page:Varlet - La Grande Panne, 1930.djvu/129

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je ne croyais pas si bien prédire l’avenir !

Nous déjeunâmes à la taverne Royale, au fond de la salle pour éviter de voir dans la rue les véhicules automobiles traînant leurs goitres de lichen. L’établissement était indemne de la contamination, et les ampoules des appliques, au-dessus de nos têtes, éclairaient limpidement.

Comme moi, Aurore faisait effort pour oublier la hantise, et durant le repas nous y réussîmes presque. J’avais mis ma compagne sur le chapitre de la peinture, et une fois de plus j’admirais l’union, en elle, d’un savoir inouï et d’un jugement sûr, avec sa simplicité ingénue d’enfant. Déjà, dans mon atelier, la veille, elle avait apprécié mes toiles avec un goût instinctif étonnant. Cette fois, elle parlait des peintres anciens et modernes, citant leurs noms et leurs œuvres qu’elle avait vues dans les musées d’Amérique ou en reproduction… Cette fille de 23 ans savait tout : sciences et arts, et le latin et le grec ; c’était, au féminin, un Pic de la Mirandole moderne ; et avec cela une pudeur intellectuelle, une modestie adorables. On eût dit qu’elle s’écoutait parler, non, comme il eût été naturel, pour en tirer une juste fierté, mais dans un esprit mi-indulgent mi-gavroche. Elle assistait en témoin volontiers railleur au phénomène de sa propre universalité. Après quelque envolée éblouissante, elle se taisait avec un sourire de sa bouche et de ses yeux aux sclérotiques lactées, comme pour