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de propagande à travers les extrêmes comtés du sud-ouest, avant son arrivée à la villa Montcalm ? Oui, sans doute. Mais cette paroisse n’avait pas encore reçu sa visite. Pour quelle raison ? nul ne l’eût pu deviner. Il ne l’avait dit à personne, et c’est à peine s’il se la disait à lui-même. Il allait là, vers Chambly, comme s’il eût été attiré et repoussé à la fois, ayant conscience, pourtant, du combat qui se livrait en lui.

Douze ans s’étaient écoulés depuis que Jean avait quitté la bourgade où il était né. On ne l’y avait jamais revu. On ne l’y reconnaîtrait pas. Lui-même, après une si longue absence, n’aurait-il pas oublié la rue dans laquelle il jouait tout petit, la maison où s’était passée son enfance ?

Non ! ces souvenirs du premier âge ne pouvaient s’être effacés de sa mémoire si vivace ? Au sortir de la forêt riveraine, il se revit au milieu des prairies qu’il parcourait autrefois, lorsqu’il allait rejoindre le bac du Saint-Laurent. Ce n’était point un étranger qui franchissait ce territoire, c’était un enfant du pays. Il n’éprouva pas une hésitation à suivre certaines passes guéables, à prendre des chemins de traverse, à éviter quelques coudes pour abréger la route. Aussi, lorsqu’il serait à Chambly, il n’aurait aucune hésitation à reconnaître la petite place où s’élevait la maison paternelle, la rue étroite par laquelle il y rentrait le plus ordinairement, l’église à laquelle sa mère le conduisait, le collège où il avait commencé ses études, avant qu’il fût allé les achever à Montréal ?

Ainsi, Jean avait voulu revoir ces lieux, dont il s’était tenu éloigné depuis si longtemps. Au moment de jouer sa vie dans une lutte suprême, l’irrésistible désir l’avait pris de retourner là où cette existence misérable avait commencé pour lui. Ce n’était pas Jean-Sans-Nom qui se présentait aux réformistes du comté, c’était l’enfant, revenant, peut-être pour la dernière fois, au village qui l’avait vu naître.

Jean marchait d’un pas rapide, afin d’être à Chambly avant la nuit, afin d’en repartir avant le jour. Absorbé en de torturants souvenirs,