Page:Verne - Famille-sans-nom, Hetzel, 1889.djvu/195

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« Le plus prudent sera de me réfugier dans un village des comtés voisins, où je resterai en communication avec M. de Vaudreuil et ses amis…

— Sans vous éloigner de Montréal, cependant ? fit observer Clary.

— Non, répondit Jean, car, très probablement, c’est dans les paroisses environnantes que l’insurrection éclatera. D’ailleurs, peu importe où j’irai !

— Peut-être, reprit Clary, serait-ce encore la ferme de Chipogan qui vous offrirait le plus sûr abri ?…

— Oui… peut-être !…

— Il serait difficile de découvrir votre retraite au milieu de cette nombreuse famille de notre fermier…

— Sans doute, mais si cela arrivait, il en pourrait résulter de graves conséquences pour Thomas Harcher ! Il ignore que je suis Jean-Sans-Nom, dont la tête est mise à prix…

— Croyez-vous donc, répondit vivement Clary, que, s’il venait à l’apprendre, il hésiterait…

— Non, certes ! reprit Jean. Ses fils et lui sont des patriotes ! Je les ai vus à l’épreuve, pendant que nous faisions ensemble notre campagne de propagande. Mais je ne voudrais pas que Thomas Harcher fût victime de son affection pour moi ! Et, si la police me trouvait chez lui, elle l’arrêterait !… Eh bien non !… Plutôt me livrer…

— Vous livrer ! » murmura Clary d’une voix, qui traduisait douloureusement le déchirement de son âme.

Jean baissa la tête. Il comprenait bien quelle était la nature du sentiment auquel il s’abandonnait comme malgré lui. Il sentait quel lien le serrait de plus en plus à Clary de Vaudreuil. Et pourtant, pouvait-il aimer cette jeune fille ! L’amour d’un fils de Simon Morgaz !… Quel opprobre !… Et quelle trahison, aussi, puisqu’il ne lui avait pas dit de quelle famille il sortait !… Non !… il fallait la fuir, ne jamais la revoir !… Et, lorsqu’il fut redevenu maître de lui-même :

« Demain, dit-il, dans la nuit, j’aurai quitté la ferme de Chipogan, et je ne reparaîtrai qu’à l’heure de la lutte !… Je n’aurai plus à me cacher alors ! »