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— il n’eût jamais donné sa fille au descendant d’une famille anglaise. Bien que Simon Morgaz ne possédât aucune fortune personnelle, avec ce qui revenait à Bridget de l’héritage de sa mère, c’était, sinon la richesse, du moins une certaine aisance assurée au jeune ménage. Le mariage fut conclu à Albany en 1806.

L’existence des nouveaux mariés aurait pu être heureuse ; elle ne le fut pas. Non point que Simon Morgaz manquât d’égards envers sa femme, car il éprouva toujours pour elle une affection sincère ; mais une passion le dévorait — la passion du jeu. Le patrimoine de Bridget s’y dissipa en peu d’années, et, bien que Simon Morgaz eût la réputation d’un avocat de talent, son travail ne suffit plus à réparer les brèches faites à sa fortune. Et, si ce ne fut pas la misère, ce fut la gêne, dont sa femme supporta dignement les conséquences. Bridget ne fit aucun reproche à son mari. Ses conseils ayant été inefficaces, elle accepta cette épreuve avec résignation, avec courage aussi, et, cependant, l’avenir était gros d’inquiétudes.

En effet, ce n’était plus pour elle seule que Bridget devait le redouter. Pendant les premières années de son mariage, elle avait eu deux enfants, auxquels on donna le même nom de baptême, légèrement modifié, ce qui rappelait à la fois leur origine française et américaine. L’aîné, Joann, était né en 1807, le cadet, Jean, en 1808. Bridget se consacra tout entière à l’éducation de ses fils. Joann était d’un caractère doux, Jean d’un tempérament vif, tous deux énergiques sous leur douceur et leur vivacité. Ils tenaient visiblement de leur mère, ayant l’esprit sérieux, le goût du travail, cette façon nette et droite d’envisager les choses qui manquait à Simon Morgaz.

De là, envers leur père, une attitude respectueuse toujours, mais rien de cet abandon naturel, de cette confiance sans réserve, qui est l’essence même de l’attraction du sang. Pour leur mère, en revanche, un dévouement sans bornes, une affection, qui ne débordait de leur cœur que pour aller emplir le sien. Bridget et ses fils étaient unis par ce double lien de l’amour filial et de l’amour maternel que rien ne pourrait jamais rompre.