Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/245

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Il n’en fallut pas davantage, d’ailleurs, pour parcourir les cases régulières de cet échiquier qui s’appelle Cap-Town, sur lequel trente mille habitants, les uns blancs et les autres noirs, jouent le rôle de rois, de reines, de cavaliers, de pions, de fous peut-être. C’est ainsi, du moins, que s’exprima Paganel. Quand on a vu le château qui s’élève au sud-est de la ville, la maison et le jardin du gouvernement, la bourse, le musée, la croix de pierre plantée par Barthélemy Diaz au temps de sa découverte, et lorsqu’on a bu un verre de Pontai, le premier cru des vins de Constance, il ne reste plus qu’à partir. C’est ce que firent les voyageurs, le lendemain, au lever du jour. Le Duncan appareilla sous son foc, sa trinquette, sa misaine, son hunier, et quelques heures après il doublait ce fameux cap des Tempêtes, auquel l’optimiste roi de Portugal, Jean II, donna fort maladroitement le nom de Bonne-Espérance.

Deux mille neuf cents milles[1] à franchir entre le Cap et l’île Amsterdam, par une belle mer, et sous une brise bien faite, c’était l’affaire d’une dizaine de jours. Les navigateurs, plus favorisés que les voyageurs des Pampas, n’avaient pas à se plaindre des éléments. L’air et l’eau, ligués contre eux en terre ferme, se réunissaient alors pour les pousser en avant.

« Ah ! la mer ! la mer ! répétait Paganel, c’est le champ par excellence où s’exercent les forces humaines, et le vaisseau est le véritable véhicule de la civilisation ! Réfléchissez, mes amis. Si le globe n’eût été qu’un immense continent, on n’en connaîtrait pas encore la millième partie au xixe siècle ! Voyez ce qui se passe à l’intérieur des grandes terres. Dans les steppes de la Sibérie, dans les plaines de l’Asie centrale, dans les déserts de l’Afrique, dans les prairies de l’Amérique, dans les vastes terrains de l’Australie, dans les solitudes glacées des pôles, l’homme ose à peine s’y aventurer, le plus hardi recule, le plus courageux succombe. On ne peut passer. Les moyens de transports sont insuffisants. La chaleur, les maladies, la sauvagerie des indigènes, forment autant d’infranchissables obstacles. Vingt milles de désert séparent plus les hommes que cinq cent milles d’océan ! On est voisin d’une côte à une autre ; étranger, pour peu qu’une forêt vous sépare ! L’Angleterre confine à l’Australie, tandis que l’Égypte, par exemple, semble être à des millions de lieues du Sénégal, et Péking aux antipodes de Saint-Pétersbourg ! La mer se traverse aujourd’hui plus aisément que le moindre Sahara, et c’est grâce à elle, comme l’a fort justement dit un savant américain[2], qu’une parenté universelle s’est établie entre toutes les parties du monde. »

Paganel parlait avec chaleur, et le major lui-même ne trouva pas à

  1. Douze cents lieues.
  2. Le commandant Maury.