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personnalité et nationalité des personnages

dernière fois, l’indifférent, s’accoudant sur la table, les yeux perdus dans le vague, s’exprima en ces termes :

« Mes amis, écoutez-moi sans rire. Le sort en est jeté. Je vais introduire dans mon existence un élément nouveau, qui en dissipera peut-être la monotonie ! Sera-ce un bien, sera-ce un mal ? l’avenir me l’apprendra. Ce dîner, auquel je vous ai conviés, est mon dîner d’adieu à la vie de garçon. Dans quinze jours, je serai marié, et…

— Et tu seras le plus heureux des hommes ! s’écria l’optimiste. Regarde ! Les pronostics sont pour toi ! »

En effet, tandis que les lampes crépitaient en jetant de pâles lueurs, les pies jacassaient sur les arabesques des fenêtres, et les petites feuilles de thé flottaient perpendiculairement dans les tasses. Autant d’heureux présages qui ne pouvaient tromper !

Aussi, tous de féliciter leur hôte, qui reçut ces compliments avec la plus parfaite froideur. Mais, comme il ne nomma pas la personne, destinée au rôle « d’élément nouveau », dont il avait fait choix, aucun n’eut l’indiscrétion de l’interroger à ce sujet.

Cependant, le philosophe n’avait pas mêlé sa voix au concert général des félicitations. Les bras croisés, les yeux à demi clos, un sourire ironique sur les lèvres, il ne semblait pas plus approuver les complimenteurs que le complimenté.

Celui-ci se leva alors, lui mit la main sur l’épaule, et, d’une voix qui semblait moins calme que d’habitude :

« Suis-je donc trop vieux pour me marier ? lui demanda-t-il.

— Non.

— Trop jeune ?

— Pas davantage.

— Tu trouves que j’ai tort ?

— Peut-être !

— Celle que j’ai choisie, et que tu connais, a tout ce qu’il faut pour me rendre heureux.

— Je le sais.

— Eh bien ?…

— C’est toi qui n’as pas tout ce qu’il faut pour l’être ! S’ennuyer seul dans la vie, c’est mauvais ! S’ennuyer à deux, c’est pire !

— Je ne serai donc jamais heureux ?…