Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/290

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
102
aventures

absolument noire, le « bauhinia » aux fibres de fer, des « buchneras » aux fleurs couleur d’orange, de magnifiques « roodeblatts, » au tronc blanchâtre et couronné de feuillage cramoisi d’un effet indescriptible, des gaiacs par milliers dont quelques-uns mesuraient jusqu’à quinze pieds de tour. De ce massif profond sortait un murmure, à la fois émouvant et grandiose, qui rappelait le bruit du ressac sur une côte sablonneuse. C’était le vent qui, passant au travers de cette puissante ramure, venait expirer sur la lisière de la forêt géante.

À une question qui lui fut alors posée par le colonel Everest, le chasseur répondit :

« C’est la forêt de Rovouma !

— Quelle est sa largeur de l’est à l’ouest ?

— Quarante-cinq milles.

— Et sa profondeur du sud au nord ?

— Dix milles environ.

— Et comment passerons-nous au travers de cette masse épaisse d’arbres ?

— Nous ne passerons pas au travers, répondit Mokoum. Il n’y a pas de sentier praticable. Nous n’avons qu’une ressource : tourner la forêt soit par l’est, soit par l’ouest. »

Les chefs de l’expédition, quand ils eurent entendu les réponses si précises du bushman, se trouvèrent fort embarrassés. On ne pouvait évidemment disposer des points de mire dans cette forêt qui occupait un terrain absolument plane. Quant à la tourner, c’est-à-dire à s’écarter de vingt à vingt-cinq milles d’un côté ou de l’autre de la méridienne, c’était singulièrement accroître les travaux de la triangulation, et ajouter peut-être une dizaine de triangles auxiliaires à la série trigonométrique.

Une difficulté réelle, un obstacle naturel surgissait donc. La question était importante et difficile à résoudre. Dès que le campement eut été établi à l’ombre de magnifiques bouquets d’arbres distants d’un demi-mille de la lisière même de la forêt, les astronomes furent convoqués en conseil, dans le but de prendre une décision. La question de trianguler à travers l’immense massif d’arbres fut aussitôt écartée. Il était évident qu’on ne pouvait opérer dans de pareilles conditions. Restait donc la proposition de tourner l’obstacle, soit par la gauche, soit par la droite, l’écart étant à peu près le même de chaque côté, puisque la méridienne attaquait la forêt par son milieu.

Les membres de la commission anglo-russe conclurent donc à ce que l’infranchissable barrière fût tournée. Que ce fût par l’est ou par l’ouest, peu importait. Or, il arriva précisément que sur cette ques-