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Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/361

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de trois russes et de trois anglais

chasser ces insectes, les prit par poignées, les porta à sa bouche et les mangea avidement.

« Ah ! pouah ! Mokoum ! fit sir John, que cette voracité écœurait.

— Mangez ! mangez ! faites comme moi ! répondit le chasseur, sans perdre une bouchée. Mangez ! C’est le riz des Bochjesmen !… »

Mokoum venait, en effet, de donner à ces insectes leur dénomination indigène. Les Bochjesmen se nourrissent volontiers de ces fourmis dont il existe deux espèces, la fourmi blanche et la fourmi noire. La fourmi blanche est, suivant eux, de qualité supérieure. Le seul défaut de cet insecte, considéré au point de vue alimentaire, c’est qu’il en faut absorber des quantités considérables. Aussi, les Africains mélangent-ils habituellement ces fourmis avec la gomme du mimosa. Ils obtiennent ainsi une nourriture plus substantielle. Mais le mimosa manquait sur le sommet du Scorzef, et Mokoum se contenta de manger son riz « au naturel. »

Sir John, malgré sa répugnance, poussé par une faim que la vue du bushman se rassasiant accroissait encore, se décida à l’imiter. Les fourmis sortaient par milliards de leur énorme fourmilière, qui n’était autre que ce monticule de terre près duquel les deux dormeurs s’étaient accotés. Sir John les prit à poignées et les porta à ses lèvres. Véritablement, cette substance ne lui déplut pas. Il lui trouva un goût acide fort agréable, et sentit ses tiraillements d’estomac se calmer peu à peu.

Cependant, Mokoum n’avait point oublié ses compagnons d’infortune. Il courut au fortin et en ramena toute la garnison. Les marins ne firent aucune difficulté de se jeter sur cette nourriture singulière. Peut-être le colonel, Mathieu Strux et Palander hésitèrent-ils un instant. Cependant, l’exemple de sir John Murray les décida, et ces pauvres savants, à demi-morts d’inanition, trompèrent au moins leur faim en avalant des quantités innombrables de ces fourmis blanches.

Mais un incident inattendu vint procurer une alimentation plus solide au colonel Everest et à ses compagnons. Mokoum, afin de faire une provision de ces insectes, eut l’idée de démolir un côté de l’énorme fourmilière. C’était, on l’a dit, un monticule conique, flanqué de cônes plus petits, disposés circulairement à sa base. Le chasseur, armé de sa hache, avait déjà porté plusieurs coups à l’édifice, quand un bruit singulier attira son attention. On eût dit un grognement qui se produisait à l’intérieur de la fourmilière. Le bushman suspendit son travail de démolition, et il écouta. Ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. Quelques nouveaux coups de hache furent portés par lui. Un grognement plus accentué se fit entendre.

Le bushman se frotta les mains sans mot dire, et ses yeux brillèrent de