Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/72

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Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, la poitrine oppressée, l’œil trouble, je regardais cette forme humaine, à peine estompée dans l’ombre, qui bientôt se profila plus nettement à nos regards. Elle s’avançait, hésitait, allait, s’arrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser que marcher. Une âme errante ! À dix pas de nous, elle demeura immobile. Je pus distinguer alors la forme d’une femme élancée, drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visage couvert d’un voile épais.

« Une folle ! une folle ! n’est-ce pas ? » murmura Fabian.

Et c’était une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeait pas. Il se parlait à lui-même.

Cependant, cette pauvre créature s’approcha plus près encore. Je crus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils se fixèrent sur Fabian. Elle vint jusqu’à lui. Fabian se redressa, électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le cœur comme pour en compter les battements… Puis, s’échappant, elle disparut par l’arrière du roufle.

Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.

« Elle ! » murmura-t-il.

Puis, secouant la tête :

« Quelle hallucination ! » ajouta-t-il.

Le capitaine Corsican lui prit alors la main :

— Viens, Fabian, viens, dit-il, et il entraîna son malheureux ami.


XX


Corsican et moi, nous ne pouvions plus douter. C’était Ellen, la fiancée de Fabian, la femme de Harry Drake. La fatalité les avait réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne l’avait pas reconnue, bien qu’il se fût écrié : « Elle ! elle ! » Et comment aurait-il pu la reconnaître ? Mais il ne s’était pas trompé en disant : « Une folle ! » Ellen était folle, et sans doute, la douleur, le désespoir, son amour tué dans son cœur, le contact de l’homme indigne qui l’avait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la honte avaient brisé son âme ! Voilà ce dont je parlais le lendemain matin avec Corsican. Nous n’avions d’ailleurs aucun doute sur l’identité de cette jeune femme. C’était Ellen que Harry Drake entraînait avec lui vers ce continent américain, et qu’il associait encore à sa vie d’aventures. Le regard du capitaine s’allumait d’un feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je sentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, le maître ? Rien. Mais le point le plus important, c’était d’empêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la catastrophe que nous voulions éviter.